ou méditation sur La Semaine Perpétuelle de Laura Vazquez

C’est assez rassurant la littérature. Ça fait du bien de voir que l’on peut s’y sentir chez soi, parfois. Rencontrer des choses qui nous traversent habituellement, à nous, mais cette fois portées par d’autres voix que la sienne. Par plusieurs voix en même temps. Plusieurs voix qui disent toutes en même temps : « vous comprenez pas que c’est bizarre ? que rien ne va de soi ? exister ? sur une planète ? au milieu du vide ? ou peut-être dans un jeu-vidéo ? qu’est-ce que vous en savez si c’est pas vrai ? putain c’est pas normal et on fait tous comme si c’était logique de vivre et de mourir, et ça depuis le Moyen-Âge ». Voilà ce que j’aime trouver au hasard quand je lis. Des gens qui m’ont l’air un peu comme moi. C’est pour ça que la poésie, parce qu’elle sait porter ces questions jusqu’à la suffocation, est une sorte de petite maison, pour moi.
C’est aussi pour ça que j’aime les romans. Surtout les romans qu’on pourrait dire essayistiques. J’aime les romans dont la fiction n’est pas le premier souci. J’aime les romans qui s’ouvrent comme des puits. Comme plein de puits, en même temps. Un peu comme la neige quand elle est profonde et mal tassée. On ne sait pas trop si le prochain pas tiendra ou si la jambe s’enfoncera de trente centimètres. C’est ça que j’aime. Plus en littérature qu’en marche à pied. C’est vrai. Avancer dans la narration et parfois s’enfoncer dans trente centimètres de considérations, gratuites et inutiles, mais précisément parce qu’elles sont gratuites et inutiles, nécessaires à la vie du roman lui-même. Comme la neige qui ne peut pas toujours être tassée. Qui doit d’abord être pleine, puis fondre. Mais c’est une autre histoire. *
J’ai lu récemment La Semaine perpétuelle. Je l’ai lu et je l’ai aimé. Ce roman m’a guérie de Solénoïde. Il a repris les gouffres qu’avait ouvert le roman de Cărtărescu. Il a poursuivi la même exploration du vide, la même angoisse face à l’insoutenable légèreté de l’être. J’ai toujours eu cette même impression d’être attrapée par les épaules et violemment secouée. Mais différemment. Ici plutôt, en ayant l’impression qu’on me disait : « oui c’est bizarre mais maintenant ça suffit, arrête de chialer ». Je sais pas. Ce roman est allé au-delà du gouffre. Il est passé comme on switcherait sur une prochaine vidéo. Ou sur quelqu’un. Comme si oui, c’est horrible, oui « quand vous pleurerez, il y aura toujours une guêpe pour piquer votre figure », mais c’est comme ça. « On ne trouve jamais la vie » et on aura beau crier à l’aide sur vingt-cinq pages (ça c’est Solénoïde), on ne la trouvera quand même pas.
*

*
Il est dit sur la quatrième de couverture que c’est un roman sur internet. Moi je dirais plutôt que c’est un roman-internet. La nuance est importante. Ça parle d’internet. Oui. Mais pas que. C’est surtout que c’est internet. C’est des onglets qui s’ouvrent en permanence. Une page saturée d’onglets. Des switchs intempestifs. C’est notre attention fébrile. C’est des photos. Des informations. Des selfies. Des mails. Des vidéos. C’est le monde à portée de pouces.
C’est l’infini turbulent, l’infini de la matière qui n’en finit jamais d’étonner, l’infini de la pensée qui angoisse, qui semble dire : « bordel réalisez que c’est du grand n’importe quoi » mais qui passe vite à autre chose, capté par une nouvelle donnée, à traiter. C’est un roman-internet parce que la forme répond à l’idée d’internet qui est l’univers : immatériel, infini, sans bornes, en perpétuelle expansion, et surtout, entouré de vide, lui-même en expansion…
C’est des choses très précises aussi. Gratuites et inutiles le plus souvent. Comme dans les romans que j’aime. Combien pèsent ensemble dix baleines – un rhinocéros + deux cigales qui s’accouplent ? Quelle est la température de la surface du soleil ? Et celle d’un coca laissé dans une canette au soleil ? C’est ça qu’on voit ici. Pas ces choses-là. Mais du même genre. Rien de plus que ce qui est. Des choses disséquées. À l’intérieur desquelles on entre pour regarder. C’est ça internet. C’est comment la galle au microscope ? C’est comment dedans la rate ? Et derrière les yeux ? C’est tellement de choses qu’on peut voir. Tellement de choses que c’est aussi souvent ce qu’on aimerait pas voir.
En lisant, souvent, j’ai pensé à L’Arrache-cœur de Boris Vian. J’ai pensé à la scène de la crucifixion du cheval que je devais expliquer un jour à un élève qui ne comprenait pas qu’on puisse écrire des choses pareilles, et moi, les larmes aux yeux, qui essayais de trouver des mots pour parler du sourire du cheval crucifié sans en perdre l’usage de la parole, à jamais. J’ai pensé à Kafka. À ses fonctionnaires. Aux bureaucrates de nos jours qui parent leur maladie bureaucratique derrière des beaux sentiments. Qui vous menacent d’expulsion tout en vous disant qu’il faut chérir les slogans, et répéter : « les enfants se donnent la main et inventent le monde de demain ».
J’ai pensé à ça parce qu’il y aussi, dans ce roman-internet, ces scènes qui font mal parce qu’elles touchent si justes précisément parce qu’elles sont si loin d’avoir l’air de vouloir être réelles. Forme de travestissement, de détour pour mieux toucher la cible. Comme crucifier un cheval pour dire « le monde va mal ». Pas particulièrement aujourd’hui. Mais toujours. Depuis toujours. Comme cracher à l’intérieur des yeux d’un jeune adolescent. Comme arracher les bras des pauvres sans faire exprès. Comme vouloir faire rapper les rats. Jamais pour larmoyer. Mais sans faire exprès. Car c’est ce qui est.
Et puis, j’ai pensé aux milliards de pensées que j’aurais pu avoir en lisant si un seul paramètre de ma vie avait été modifié. À l’infini de la différence. À ces minuscules paramètres qui protègent l’esprit de la folie. À ce “si … alors on …” qui est partout dans ce roman. « Si l’air avait un visage, nous serions malheureux, je me tuerais, n’est-ce pas ? Nous serions fous, ce serait insupportable et moi je me tuerais. » Si… alors nous serions fous. Nous tous. Tous ensemble. Dans cette chose étrange. Qui est le monde. Qui est la vie. Où la matière se moque de tout. Où la matière n’a pas plus de morale que le roman, “carnaval de la relativité” pour Kundera. Où la matière nous dit « les vers aiment n’importe qui dans cette terre ». Et où internet nous dit : « en se comportant comme un véritable super-organisme, une sorte d’estomac géant, les larves de mouches sont capables de consommer un cadavre en seulement quelques jours ».
Voilà. Relativisme de la matière, internet.
C’est un très bon roman. Je le conseille. Une critique c’est toujours qu’un axe. C’est pour ça que j’ai de plus en plus de mal à en faire. Abandonner toutes les autres pistes qui se sont dégagées pendant la lecture. Mais je sais pas. Là j’avais envie. Mais il y a aussi beaucoup d’autres bonnes choses dans ce roman. J’insiste. À chacun sa lecture dirait Protagoras.
Enfin, les citations en italique sont issues du roman. Celle de la photo google aussi.

*
Et ça c’est un gros trou dans la neige.
Voilà. C’est tout. À bientôt.