La ville métallique et la loi solidaire de René Ghil

Une critique-préface de La Preuve égoïste de René Ghil (1890)

Cet article est la transcription de la préface de La Preuve égoïste que j’ai rédigée pour l’association Poétisthme – revue et maison d’édition associatives, ayant à coeur l’expérimentation autant que la transmission poétiques. Vous trouverez sur leur site une lecture de la préface par loan diaz, initiateur et fondateur de l’association.

Le recueil est disponible en pré-commande ici.

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On a justifié l’oubli dans lequel est tombé René Ghil par sa position d’équilibre entre le symbolisme, l’unanimisme de Jules Romains, le futurisme russe et italien, l’utopie communautaire des poètes de l’Abbaye ou les futurs lettristes ou fervents de la poésie sonore qu’il influença. Équilibre donc entre la poésie moderne et la poésie contemporaine, du symbolisme aux avant-gardes en passant par tous les -ismes oubliés ; paroxysme, dynamisme, synchronisme, simultanéisme, etc.


En dépit de l’intérêt qu’elle représente, nous ne reprendrons pas la lecture généalogique de l’œuvre ghilienne. Souhaitant redonner à l’œuvre sa vigueur, autrement dit son actualité autant que sa singularité, il nous faut, non pas parler des auteurs qui gravitèrent autour de lui, influences et influencés, aussi célèbres fussent-ils, mais de l’œuvre elle-même. Par ce geste, peut-être sera-t-il possible de décloisonner Ghil de son rôle de simple pivot dans l’histoire littéraire. Plus que le père des Villes tentaculaires de Verhaeren, de La Vie unanime de Jules Romain, de L’Art des bruits de Russolo ou des Ordres qui changent de Pierre-Jean Jouve, René Ghil est aussi le père d’une œuvre considérable – la sienne – dont une étude approfondie reste à faire. Loin de nous l’ambition de mener ici une telle entreprise. Il s’agira simplement de tracer les traits, d’esquisse et d’ébauche, susceptibles de faciliter l’entrée dans l’œuvre ghilienne.


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De René Ghil, l’histoire a retenu sa défense d’une poésie scientifique dont l’ambition première est la saisie du réel dans un projet totalisant, résumé dans une sentence célèbre : « la poésie sera une science ou ne sera pas ». Pour parvenir à la scientifisation de la parole poétique, Ghil fait du poète cet être à la recherche du « caractère originel du langage ». Imprégné par la pensée rousseauiste de l’Essai sur l’origine des langues autant que des travaux d’acoustique de Hermann von Helmholtz, Ghil réfléchit aux modalités de transformation de la poésie en une pensée tissée au fil de « mots-musique », seuls capables de reproduire la vocalité de ce langage primitif et perdu.


L’enjeu d’une telle recherche dépasse bien sûr un cadre proprement langagier. S’il considère « le retentissement vibratoire » du poème comme l’impératif catégorique du poète, c’est dans la mesure où la « vie-bration » du texte poétique, finement dévoilée, est susceptible de rejoindre – plutôt que d’illustrer – la Vie-totale, cette force où s’unissent les courants frères de la matière et de l’esprit. Sa pensée, nourrie des philosophies et théologies orientales, invoque autant qu’elle prône l’union entre le Moi et la Substance, tous deux liés dans un Souffle qui rappelle aussi bien la pensée bouddhiste que l’ésotérisme alchimique.


Si la langue doit être musique pour se faire vibratoire et, par-là, unitive, cela passe, chez Ghil, par un systématisme dans la recherche d’une versification allitérative et d’une incongruité sémantique, induisant, à elles deux, un effet d’étrangeté et de curiosité permanent. Paradoxe d’apparence, ce n’est qu’au prix d’un excès formel, d’une langue travaillée jusqu’à en devenir opaque, que cette « langue-musique » prend forme.


Au-delà de ses implications cosmiques et métaphysiques – la « Vie-bration » poétique rejoignant la Vie-totale et le Souffle – l’art vibratoire ghilien est un art en prises avec la société de son temps. La surexcitation verbale qui se donne à lire dans ses textes – et La Preuve égoïste en est l’un des meilleurs exemples – est la représentation ou, pour le dire plus justement, l’incarnation de l’agitation désordonnée du monde moderne avec laquelle Ghil semble se débattre.


Dépassant bien vite sa seule quête d’une primitivité égarée et pleurée, Ghil cherche à traduire, par un lyrisme aussi excessif qu’embrasé, les bouleversements qui se jouent au tournant du XXème siècle : impossible de dire la révolution industrielle – celle de l’invasion des bruits, des odeurs autant que des rues, des hommes et des machines – sans lui donner corps et énergie dans une langue explosive dont l’énergie est rassemblée et entassée dans sa parole poétique.

Si l’on suit les théories du langage primitif, à l’origine du langage était le cri. Si l’on suit la prosodie ghilienne quand il nous parle de la ville, à l’origine de la ville était aussi le cri. L’ouverture d’un recueil de Ghil fait cet effet que l’on retrouve chez un Tzara, non dans sa prosodie, mais dans la profusion en jaillissements des images que l’on y découvre : l’impression d’avoir ouvert un livre qui hurle, qui blesse par son excès et qui, précisément du fait de cet excès, se rapproche de cette origine que l’on sait aussi impossible à entrevoir qu’à dire.


Le cri ghilien, nous l’avons dit, a deux visages, deux visages qui n’en font qu’un : la recherche d’une primitivité perdue et l’expression des ravages humains, moraux et sociaux causés par l’extension du capitalisme industriel et boursier qui point à l’orée du XXème siècle. Quittant l’égotisme des uns et le décadentisme des autres, Ghil cherche à dire les maux de son siècle pour mieux raviver les flammes d’un feu plus ancien encore : celui des lances et des germes, de la terre et des mains, des âmes et des pleurs.


Soucieux de réaliser le projet totalisant à l’origine de toute recherche poétique, soucieux de freiner les affres d’une époque, Ghil inaugure en 1889 le premier tome de L’Œuvre, composé, à la mort du poète en 1925, de 9 tomes, tous traversés par cette obsession du “Mieux”, par cette rage de parvenir à « mieux dire » pour fonder « l’ordre altruiste » qui rassemble « les images de l’homme » et « les images du monde » dans un « meilleur devenir ».


À l’inverse des pensées nihilistes et décadentistes qui dominent son époque, Ghil croit en l’homme, en sa force, en son devenir, et c’est précisément au cœur des consciences individuelles qu’il s’en va jouer ses cordes, cosmiques diront certains, humanistes diront d’autres, susceptibles de faire battre l’espoir dans les mains meurtries.

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Car meurtries sont les mains des hommes de La Preuve égoïste, troisième tome de L’Œuvre qui paraît en 1890 ; meurtries sont les mains car les marteaux des usines résonnent dans les pages et qu’à la place des oiseaux et des cœurs ne chantent que ces bruits métalliques : les fers brulants, les vapeurs et les miasmes, et le train qui hurle aussi ; meurtries du fait même de ce train, « ce vertige » responsable de la fuite de « l’Homme des villages » vers l’univers lugubre des villes de Vapeur, bruyantes elles aussi ; meurtries et tout commence par un train : le voilà qui s’avance, dans le noir de la nuit, le vacarme anxieux des douleurs qui s’amènent avec lui, puant lui aussi, il s’avance, on l’entend et le voit, il s’avance et voilà : « un de plus, un de plus ! un de plus qui s’en va. »


La Preuve égoïste c’est le drame de l’exode rural, la fuite des âmes des champs et des champs des âmes, où ne restent, dans l’un et l’autre, que la boue et les rats. Les verdures y ont le mal des hommes et les hommes le mal du pays dans cette terre nouvelle où ils chassent les désastres. C’est un monde où tout est explosions ; tout, sauf bien sûr, la parole et les cœurs. Alors, s’élève la voix du poète avec son exhortation à se souvenir de l’Avant et aussi du Demain, de ces ères perdues qui pourront prendre vie, si seulement tous les poings brisent la dureté de l’air et l’absence d’horizon.


Ghil, avec ce recueil, s’efforce de décrire les symboles de la ville de son temps, ces miradors tournés vers un futur funeste qu’il essaie par son Verbe de repousser tant qu’il peut. Tous sont réunis, et en lettres majuscules : l’Atelier de l’usine, la Vapeur, les Marteaux, les derniers Travailleurs et leur Torse d’argent, le Travail, la Bourse, le Demain qu’on redoute et espère, et entre ceux-là, l’Homme des Villages, parti pour le Train, le « Train sourd qui roule aux erreurs solitaires » vers la Ville-Multitude, sans Famille, sans Amie.


Le paysage ghilien est un paysage bruyant où la représentation des sons domine celle des images ; un paysage de nuit, « de multitude et de roulements / (crieries / de lumières et de ruts !) » dans lequel un lecteur familier des grandes œuvres de Zola aura tôt fait de trouver des repères : le Train majuscule de La Preuve égoïste est à l’image de la locomotive de La Bête humaine et l’avidité de la Bourse menteuse à celle du Ventre de Paris. Digne fils de Zola, à qui il dédie ses Légendes d’Âmes et de Sangs, lui le père de tant d’autres, René Ghil dresse le portrait de son temps, dans toute sa misère.

Dans sa langue battante au rythme des outils, il dessine la traîtrise d’un monde qui a rompu avec la Terre, seule garante de pureté et de vérité. Pour ces hommes qui quittèrent les charrues et les champs, la Ville n’est plus qu’une vie souterraine où le soleil ne touche plus, ni la plante ni l’espoir – ces deux germes d’un Demain où, la seule vapeur qui serait, serait celle du brouillard de l’aurore.

Peut-être est-ce parce que le poète tend, sans jamais l’atteindre, vers l’origine du langage et du monde qu’il s’évertue à dissiper les fumées qui l’entourent et qui obstruent la vie des hommes de son temps. C’est en tout cas comme cela que l’on peut comprendre ses injonctions permanentes à abattre les Temples qui mentent, la Bourse et les banques, dont de la chute naîtrait la « gloire faite d’amour, de l’altruiste Humanité ».


Il est une urgence d’un « ordre rédempteur », un ordre solidaire qui n’est autre que le « Mieux » que l’on ne peut fonder qu’à la sève lumineuse des « spontanéités heureuses ». L’excitation ghilienne, l’empressement de sa langue, de son rythme et de ses vers, c’est l’urgence de celui qui comprend que quelques cent ans plus tard, les vies de ses frères seront celles d’aujourd’hui, où les hommes de métal ne sont plus que vapeur, des fantômes métalliques, où l’espoir du Mieux comme celui de l’union restent aussi illusoires qu’un retour vers les champs.


Pour entrer plus encore dans La Preuve égoïste, nous pourrions y appliquer le principe de la critique symbolique bachelardinene, en analysant l’œuvre à l’aune de l’image du métal. Mieux peut-être encore : à l’aune de l’image d’un bruit métallique. La ville, le train, la nuit et les hommes, tous sont de cette couleur de métal, reflets gris et perçants, à la lame de colère. En cela, nous y verrions sûrement que les hommes de métal n’ont plus l’honneur d’appartenir à la race forgeronne mais ne sont plus que les rouages de cette machine d’un genre nouveau qu’est l’usine. Si l’homme est de métal, c’est qu’il n’est qu’un outil, c’est qu’il erre dans les rues dès qu’il n’est plus frappé par ce maître qu’est l’Argent, mais qu’il brille malgré lui d’un reflet lumineux quand il jouit un instant des lueurs du soleil.

Si l’on en croit le cri d’espérance qui résonne dans ces pages, on pourrait penser que ces hommes-marteaux, d’être si forts martelés, connaîtront bientôt le sort des métaux alchimiques et, que d’être frappés, ils deviendront ensemble cet or-solidaire dont Ghil chante la venue :


Chaud, oh !
chaud est le Fer, l’on doit ! le marteler
chaud : haut, lourd ! plat — martelons métal et métaux
et qu’irradie au loin d’Humanités, le Train
multiple et vite allant en roulement d’airain
comme les heures :
pour que viennent d’unité
clore les routes d’erreurs, les peuples errant
vers l’Amativité !…


Pour que sa parole retentisse face à la menace du « dormir des douleurs », le poète fait de sa langue un écho – l’écho d’un cri souterrain qui se répète, d’un chant à un autre, d’un homme à un autre, sur les parois de la caverne qu’est la ville – et de l’écho une lumière qui éclaire l’obscurité d’une parole qui n’est que l’ombre de la noirceur de nos villes – ou alors, l’ombre avec laquelle on ne peut qu’apercevoir la lumière du début, celle du cri primitif dont la musique retentit pour qui veut bien l’entendre dans un poème-souffle.


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Aujourd’hui, nos villes ne sont plus de fer mais de vapeur. Du métal nous n’avons plus ni la force, ni le tranchant – vapeur de métal aux reflet transparents, ainsi l’homme d’aujourd’hui se disperse dans la nuit comme un bruit de fumée.


Le poète contemporain doit composer ses Tours et sa ville de lumière dans l’éclat transparent d’un building sans odeur. Entre Ghil et les villes modernes, une distance s’est creusée. La Vapeur et les miasmes ne sont plus perceptibles, ni à l’œil ou au nez – pourtant dans les corps, leur empreinte est toujours mortelle. Les Marteaux, quant à eux, sont partis pour de bon en Pologne ou en Chine. Les villes ont changé. Les campagnes aussi. Les trains n’en partent plus car plus aucun n’y passe. L’Homme des Villages est mort, enterré dans sa terre, sa pioche et son histoire, elles aussi avec lui.

Deux faits restent inchangés. D’abord, le langage aliéné qui jamais n’a été aussi loin du cri originel. L’idée d’une vibration, à chercher, à transmettre, serait vue aujourd’hui en folie incomprise. On parle pourtant, des heures et des pages, mais l’énergie des catastrophes n’est plus moteur poétique. L’explosion du langage n’est que celle du sens mais jamais elle n’incarne celle d’une sensibilité, qui conduirait, par le fil d’un cri, à cette saine colère, à ces “ires” d’espérance qui appellent un Demain où la matière, enfin, aurait figure d’esprit – un Demain moins bruyant, moins puant et moins sale, moins trompeur et moins seul.


Car ce qui reste inchangé, c’est aussi, chez certains, cet espoir immuable car bien sûr éternel, de goûter à un Mieux, ou au moins un moins-pire, à cette « loi solidaire », à la force de l’orage et aux poings élevés, d’avoir été meurtris, par les coups, les mensonges et les odeurs aussi.


Alors, il ne s’agit pas ici de revendiquer la “modernité” du chant ghilien. Dire d’un texte qu’il est moderne, c’est le désubstantialiser aussi bien de sa singularité que de son éternité. Ghil nous parle, non parce qu’il est “moderne”, “visionnaire” ou “prophète”. Ghil nous parle car derrière son obscurité, opaque et tranchante, elle aussi aux couleurs de métal, il résonne en ses pages ces chants fraternels – forcément éternels – en rythme et en chœur qui redonnent à nos vies, de fer ou de verre, de la force et l’envie de s’unir à au moins quelques-uns et, que d’une main meurtrie, il puisse croître une graine, incertaine et fluette, qui porterait en elle nos maux et nos vœux.

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Au loin, s’avance un Train. C’est celui de Demain. Criez : il pourrait bien s’arrêter.

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« POÉTISTHME n’est pas une collection de Femmes et d’Hommes – c’est un Collectif agissant et pensant réunit autour du désir ardent d’élaborer un espace expérimental, c’est-à-dire un espace où l’on revendique le temps du brouillon – ce temps que l’on ne reconnaît plus à personne parce qu’il s’inscrit aux antipodes de la production. Notre matière est la langue : nous sommes décidés à ne pas s’en laisser détourner par ceux qui la détourne et nous lutterons pour qu’elle reste accueillante et ne soit pas souillée par le principe d’exclusion que veulent lui inoculer ceux qui l’utilisent. »