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La monture
Ça fait quelques semaines que je porte ces lunettes. Elles sont vraiment étranges et ne sont pas très belles.
Elles m’écrasent les tempes et me laissent des traces sur les ailes du nez (à l’entendre comme ça on pourrait presque croire qu’un nez ça sait voler…).
Au début c’était vraiment très dur de les mettre tous les jours car quand je les porte toutes les choses autour – vous moi et les arbres au loin les passants les fourmis les nuages sur la terre –
tout s’entoure d’une ombre d’une étrange fumée.
J’ai alors décidé d’en parler au vendeur qui m’a dit sans tarder que ces étranges lunettes étaient un peu spéciales : qu’avec elles sur le nez (ou plutôt sur les yeux) je verrai devant moi l’être-de-ce-qui-est.
Moi je ne sais pas bien ce que peut signifier l’être-de-ce-qui-est. Moi je connais les hêtres mais suis presque sûre qu’il ne parlait pas d’eux.
Vu ma tête pas vraiment convaincue il essaya un peu de mieux m’expliquer et me dit qu’avec elles – ces lunettes qui soit dit en passant ne sont pas très belles – je verrai tout ce qui lentement disparaît disparaît et se meurt bientôt ne sera plus. Ça n’était pas très gai. Mais c’est parfois comme ça qu’ils sont les vendeurs.
Il m’a dit de les mettre et qu’avec elles peu à peu je percevrai les choses telles qu’elles sont pour de vrai.
Alors je l’ai fait. Très vite j’ai bien dû admettre qu’avec elles je voyais l’être de toutes les choses – et même l’être des hêtres. Je vois même désormais la chute des choses dans la nuit qui s’amène.
Enfin c’est comme ça que le vendeur l’a dit – un vendeur de lunettes poète malgré lui.
Aujourd’hui j’y suis habituée. Je crois même que ça m’est agréable comme si j’y voyais mieux avec ma nouvelle paire d’yeux qui me montre les choses comme elles sont en dedans pour de vrai comme il dit dans ce qu’il appelle l’être-de-ce-qui-est.
Depuis que je les porte toutes les choses sous mes yeux – même si ce sont les mêmes que je voyais avant – sont devenues nouvelles car elles luisent désormais d’un éclat singulier l’éclat d’ombre de nuit.
Je suis devenue à mon tour une nouvelle nuance un être changé car je perçois la nuit qui habite le rayon des habiles mammifères et je vois même parfois – mais personne ne me croit – le silence qui entoure chacune de nos paroles.
Je vois l’hêtre des choses dans l’ombre des mots et dans l’ombre de ces verrespour la première fois j’ai perçu la lumière.
Mais j’attends le vendeur il le dira mieux que moi.
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J’ai six ans
J’ai six ans. Je suis sur le sofa ou peut-être sur le sol. Ça sent fort ça sent bon c’est la cire pour le sol. Je rêve comme je rêve tout le jour de ces rêves d’enfant qui occupent mes journées d’enfant seul et discret. Dans un rêve comme un autre mes yeux tombent alors sur une belle découverte qui changera tout le reste.
Le temps s’est arrêté.
À travers un rayon de lumière de soleil je découvre étonnée mille poussières qui volètent en suspens si paisibles. Je m’essaie à saisir d’où elles viennent où elles vont que font-elles que sont-elles. C’est un rayon d’étoile dans un peu de poussière.
Le temps s’est arrêté.
Il n’est plus que l’instant de leur passage tranquille vers les monts éloignés où elles s’en vont en paix. Elles m’ont l’air d’être mille impossibles à capter impossibles à saisir et pire même que cela impossible même à dire : comment dire à quelqu’un le spectacle que je vois suspendu dans les airs cet instant ou ce rêve ces mille grains de lumière qui sentent bon le parquet ?
J’y passerais bien une heure ma vie et même les autres pour observer encore cette danse éphémère. C’est le chant du matin dans sa version stellaire.
Le temps s’est arrêté.
J’ai six ans et ça y est je découvre la beauté par l’étonnant suspens de ces grains de lumière. C’est le suspens des êtres touchés par la lumière.
Le temps s’est arrêté.
J’ai six ans.
Je découvre la beauté et dans son vol sans bruit le malheur d’exister dans l’impuissance de dire de parler de décrire la beauté d’un instant d’un rayon de lumière dans un vol de poussière.
Le temps s’est arrêté.
J’ai six ans.
Je connais désormais la beauté le malheur.
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La navigation
Je remontais le fleuve de ma vie et mes jours moi modeste animale recherchant à l’avant du bateau du ruisseau quelque chose à me mettre sous la dent ou la peau quelque chose qui enfin me donnerait l’impression que mes pas ne sont pas des nageoires mais me mènent quelque part où le ciel n’aurait pas la couleur qu’il a dans les roseaux.
Sur ce fleuve boueux des insectes partout me volaient dans les pattes.
Ils ressemblaient beaucoup aux pensées qui tournaient sans arrêt dans ma tête qu’on pourrait résumer par ces quelques questions : qui suis-je et où vais-je à m’éloigner comme ça de ma source-origine du berceau et de l’œuf…
Si vous saviez comment j’étais seule et perdue quand soudain des roseaux sortit un crocodile
qui m’arrêta et dit : « Jeune femme ou pirogue ou que sais-je que tu es ne me dit pas ce que je devine à te voir naviguer dans ce sens vers l’amont de ce fleuve… J’ai bien peur de comprendre ce que tu cherches à faire ou bien cherche à chercher en remontant comme ça le fleuve de ta vie de tes jours de tes pas mais dis le par toi-même que j’en sois bien certain ».
Quelque peu étonnée je répondis comme suit : « Je voudrais découvrir la clé ou bien le sens de ma vie ou au moins le sens de mes pas pour ne pas m’égarer de ma route mon chemin et retrouver les lieux d’où j’apprendrai enfin qui je suis où je vais où il me faut aller pour ne plus seulement résister au courant mais bien être à mon tour : courant fort ascendant. »
Il semblait agacé par ma piètre réponse et reprit en suivant : « Ô toi belle pirogue la naïve l’imbécile te penses-tu un saumon pour aller dans ce sens ? Que crois-tu découvrir en remontant comme suit le fleuve de ta vie ? Si tu veux découvrir qui tu es où tu vas tu n’as qu’à y aller et tu verras toi-même qu’à chaque pas que tu fais tu avances où tu vas en étant qui tu es. À l’avant il n’est rien qui puisse être la clé car la source n’a de sens qu’au regard du courant qui lui donne matière. Tu veux être courant – courant fort ascendant – alors cesse de penser à ce qui fait l’avant du courant qui t’attire et recherche plutôt à copier à reprendre ses contours ses couleurs pour t’écouler comme lui vers les chutes plus au sud. Après tout le courant n’est-il pas celui qui tourne le dos à la source pour pouvoir prendre vie ? L’aventure de ta vie elle n’est pas vers là-bas vers les œufs des saumons où dans leur rouge linceul ils abdiquent et se meurent. Si tu veux cette clé alors sache ô pirogue qu’elle est seulement cachée là où se trouve l’après où tu dois l’inventer. Alors fonce et invente l’embryon de ta vie ta réponse ou le reste. Il est urgent d’aller car tu sembles oublier que se meurt la seconde dans la mort la minute comme la goute dans le fleuve et ton âme dans les cieux. »
Étonnée mais conquise par cette étrange leçon je partis sur les traces de l’énigme de la clé.
Si mes jours sentent quand même certaines fois le roseau j’ai conscience aujourd’hui que le courant c’est moi et la source aussi que ce que je veux je n’ai qu’à l’inventer dans les chutes où je vogue pour y trouver la clé ou peut-être seulement l’origine de l’après.
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La route des œufs
Chaque soir pour rentrer chez moi je passe par une route sur laquelle s’étale un doux manteau de brume – d’un manteau bien couverte elle ne prendra pas froid. Il est tard il fait nuit et je rentre chez moi sur cette route le soir.
Marchant le soir rêvant jamais je n’avais vu que cette route étroite craquelait sous mes pieds ! Qu’est-ce donc que ces bruits qui lézardent et qui fendent le silence et le soir par de touts petits “ah” ?
Je m’arrête et entends sous mes pieds ces fissures. Je me penche pour qu’aidées de mes yeux mes oreilles puissent mieux voir. Qu’est-ce donc que ces failles qui me brisent le regard ? Je me penche plus encore et soudain sous mes pieds c’est des œufs que je vois c’est le cri des coquilles qui lézardent le soir – le timide murmure qui craquelle rougissant.
Je me penche plus encore. Qu’est-ce donc que ces œufs sur lesquels je marche sur cette route le soir ? Je m’écarte lentement et attrape l’un d’eux : « petit œuf petit “ah” que fais-tu sur ma route ? ».
Et sans même me répondre cet œuf se fait toi il reprend ton visage on dirait un miroir un miroir mais de toi et je comprends maintenant qu’il est là petit ah ou plutôt petit toi que ces œufs ce sont nous tous ces œufs mon amour c’est la route qu’on emprunte tous les jours sans les voir tous ces œufs mon amour sur la route des “ah” bien couverte malgré tout pour ne pas prendre froid c’est les failles qui n’attendent qu’un pas de travers pour se perdre de froid dans la brume qui lézarde slalomer sur les “ah” de ces œufs tous les soirs c’est la route que j’emprunte malgré moi dans le froid dont est fait notre histoire petits œufs petits “ah” mon amour c’est l’amour.
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Un petit tas de neige qui brillait au soleil
C’était un très vieux monsieur qui vivait dans une boîte une petite boite en bois où dedans on trouvait toutes les choses qui pouvaient servir à cet homme : un lit et une table une télé un évier et bien sûr des WC.
Un jour Quelqu’un frappaà la porte de sa boite : il venait lui proposer d’aller faire de la luge pas loin à la montagne. Quelque peu étonné le vieil homme ne put pas s’empêcher comme souvent de donner tout son âge : « Vous savez j’ai bien cent mille années et même des poussières. Quelle idée que cette luge pour un homme de mon âge ! » Mais Quelqu’un connaissait l’habitude fâcheuse de tous les vieux messieurs de donner tout leur âge ; il sut trouver les mots pour convaincre cet homme qui partit sur le champ aller faire de la luge.
Arrivé près des pistes il s’aperçut bien vite qu’il n’était pas tout seul mais que d’autres vieux messieurs étaient là eux aussi. Quelqu’un était là aussi car c’est lui qui avait préparé cette journée pour tous les vieux messieurs. Il leur donna une luge les conduisit en haut d’un très très haut sommet d’où ils n’avaient plus qu’à descendre la piste en profitant gaiement de la joie de la luge.
Pour beaucoup c’était la première fois qu’ils voyaient de la neige – car dans leur boite en bois ils n’avaient de fenêtres. Un a un à la file chacun sur sa luge ils descendaient la piste fiers comme rarement ils furent – les très très vieux messieurs chevauchant ces traineaux ces promesses d’un peu rire d’oublier un instant leur petite boite en bois avec la joie modeste mais non moins véritable qu’éprouvent seules les vieilles âmes.
Bientôt ce fut au tour du plus vieux des messieurs celui aux cent mille années de descendre la piste. Même s’il ne voyait pas où était tous ses frères – les très très vieux messieurs qui vivaient comme lui dans des boites eux aussi – quand sa luge partit il fut pris par le même sourire qu’eux aussi avaient eu en filant avec leur fière allure sur leur luge d’oubli : ce sourire singulier que l’on a quand on a quelques cent mille années et qu’on parvient encore à sentir les effets d’une joie demeurée jusqu’ici inconnue.
Au fil de sa descente tout de blanc tout de neige il devint redécouvert. Le vieil homme dévalait heureux comme la neige la pente de sa vie sans voir les flocons tous les flocons amis s’amasser sur son corps ; recouvert en entier il n’était plus maintenant qu’un immense flocon qui descendait la piste. Tout de blanc revêtu il ne percevait pas ni les autres ni la piste ni la neige ni son corps. Ses sens maintenant désormais floconneux étaient comme une averse d’invisibles flocons dans un mois de juillet quelque chose qui ressemble à un doux courant d’air. Des flocons des flocons il n’y avait plus qu’eux dans ses yeux ses oreilles et son cœur bien sûr.
Tout ce qu’il discernait c’était l’ombre de Quelqu’un qui semblait voltiger discrètement par-dessus son épaule faite des mille flocons qui l’avaient à présent remplacé. Malgré ça il gardait ce sourire ce sourire ce sourire de flocons dans la neige d’hiver de l’oubli de la boite.
Bientôt le soleil voltigea lui aussi comme Quelqu’un qui planait lui aussi il sortait s’agitait maintenant discrètement par-dessus les épaules de flocon du très très vieux monsieur. Le soleil irradiait fièrement saluait les flocons la nature le vivant et les hommes le bel astre solaire bellâtre stellaire dans ce beau jour d’hiver saluait irradiait.
Le vieil homme tout couvert de flocons jusqu’aux pieds jusqu’au cœur de ce corps dur – c’est un météore – s’attendait à reprendre bientôt sa forme humaine quand fondraient les flocons. Mais au-lieu de glisser de se muer en gouttes les flocons remontèrent vers le ciel leur maison.
Le vieil homme qui était à présent malgré lui un flocon comme un autre remontait sans comprendre vers le ciel sa maison. De loin on distinguait seulement les flocons qui tombaient à l’envers et leur chute qui du bas chutait vers le haut. Le très très vieux monsieur aurait voulu savoir s’il était le seul homme à partir en flocon vers le ciel au soleil ou si eux également tous les autres vieux messieurs s’élevaient eux aussi.
Était-ce le soleil qui avait décidé d’irradier aujourd’hui d’une façon toute nouvelle ou était-ce Quelqu’un qui avait effleuré de son doigt très très long les flocons très âgés sans chercher à savoir qui de l’homme du flocon habitait bien le ciel ?
L’homme montait vers le ciel entouré qu’il était des flocons de ses cent mille années et pourtant et pourtant la joie persistait plus de boites plus d’oubli qu’un rayon de soleil timide car d’hiver dans l’envol des flocons remontant vers le ciel c’était quand même charmant de chuter vers le haut.
Et pendant tout ce temps sur la neige au soleil on voyait seulement dévaler lentement une luge qui portait un petit tas de neige qui brillait au soleil.
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À trois mille ans de moi
Voilà des jours que j’avance dans des flaques sans trop savoir pourquoi je partis aussi loin de chez moi…
Je crois que c’est à cause d’un éclat que je surpris un soir à briller très très loin.
Sans attendre ce soir-là je partis sur l’appel de l’éclat que je voyais au loin.
Du moins il me semble car j’ai tout oublié ; il ne reste que l’éclat qui est là certaines fois que je surprends le soir dans l’écran de ces flaques – cette lumière bien étrange cet indice d’une substance de la chose qui est là d’un ici mais là-bas quelque chose dans les mains à peine plus que la boue qui se colle à mes pieds juste la chose ou l’objet l’existant bien vivant…
Des jours et des jours et une nuit épuisée je m’assis dans la boue. J’étais vieille j’étais lasse. Voilà bien mille années que je marchais pour ça pour ce rien qui luisait dans l’espoir de l’esprit
lui qui rêve sans cesse d’attraper cette lueur cet éclat ou ce point où fixer ses pensées.
Trois mille ans c’est beaucoup pour une quête vers ce là vers l’éclat mais ça y est je le sens je m’approche. Je le vois de plus près je le sens résonner.
Quelques mètres et ça y est me voilà arrivée : c’est l’éclat il est làje peux voir ses contours sa lumière sa stupeur
sa stupeur sa stupeur
car au cœur de l’éclat il me semble que c’est moi que c’est moi que je vois que je vois ma stupeur mes contours face à moi ; face à moi un miroir à trois mille ans de moi lui qui brille d’un reflet qui était donc l’éclat ou l’appât pour lequel j’ai marché trois mille ans le repère illusoire qui guidait tous mes pas.
Mais qu’est-ce donc que cela est-ce un piège un mirage ou bien pire : une erreur une bêtise d’être là ? – dans l’absence de l’ici au chevet du reflet à trois mille ans de moi prisonnière du miroir de l’éclat qui ne brille que de moi de l’espoir de ma quête de l’envie d’un ici où ranger mes chaussures…
Le miroir de l’éclat il est là face à moi ricanant malgré lui ou alors est-ce moi qui ricane de ma tête de vieille dame fatiguée de vieille dame espérant un appui comme une canne où asseoir ses idées… Il n’y a point d’éclat uniquement ce miroir reflétant la lumière et ma tête au milieu… Triste blague que cette quête qui s’achève face à moi…
Quelques pas en arrière un soupir un regard je m’en vais je repars.
Quelques pas en arrière un soupir un regard je partais je le jure je partais quand soudain je m’arrête surprise : il me semble que je vois plus au sud un éclat une lueur un appel un ici mais ailleurs.
C’est logique après tout : si l’éclat que je vois est ici un reflet c’est peut-être que là où je suis
ce n’est pas l’ici-même mais seulement le là-bas ; si l’éclat que je vois est ici un reflet c’est peut-être que là-bas il y aura cette fois une substance une lumière et non pas un reflet :
un ici mais là-bas.
Tout est dit c’est certain je trouverai vers là-bas l’ici-même où m’asseoir trois mille ans s’il le faut mais j’irai sans relâche et j’aurai cette fois l’éclat vrai et non pas son reflet.
Filons vite que j’enfile mes pieds et l’espoir de l’esprit filons vite que j’aille voir et marchons trois mille ans dans les flaques et le soir vers l’éclat qui m’appelle vers mon point de repères – le reflet du reflet d’un miroir au soleil ou l’éclat de l’espoir qui devient ma lumière.
Paru dans le n°7 de Poétisthme