j’écoute de la mauvaise house et j’essaie de digérer cette énième soirée. presque dix heures de bus à tuer, censée bosser (sans y croire bien sûr), censée faire autre chose qu’écouter de la mauvaise house en digérant cette énième soirée.
hier soir, j’ai parlé à un gars de ma lecture d’Habiter en oiseau de Vinciane Despret.
j’ai commencé en disant : « Vinciane Despret dit que chez les oiseaux le territoire peut être vu comme un caractère sexuel externalisé, c’est-à-dire comme une extension de leur propre corps. c’est par le territoire que les mâles séduisent les femelles. ».
et j’ai continué en disant : « vous, les gars d’ici, vous êtes exactement comme des oiseaux. vous chantez, vous sortez vos plumes, vos arcs, vos parades, mais vous comptez surtout sur votre territoire pour nous appâter. ».
je dis « nous » car il y a certains soirs où je vois s’enchaîner les parades autour de moi.
je dis « vous » car c’est toujours les mêmes gars avec les mêmes discours en forme de caractère sexuel externalisé.
je repense à ça pendant que je reçois des extraits de King Kong Theory que m’envoie Pauline.
tout ça macère et je finis par me dire : un jour il va vraiment falloir que j’arrête de minauder pendant qu’ils paradent. j’en ai assez des oiseaux qui vivent le monde comme un caractère sexuel externalisé. qui vivent le monde comme s’il leur appartenait. j’en ai assez des oiseaux et surtout assez de moi, toujours incapable de dire : « excuse-moi, est-ce que tu peux arrêter stp ? ça serait pas mal si tu la fermais. j’ai assez de mes plumes pour avoir en plus les vôtres dans la bouche. ».
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retour dans la vallée après une semaine à Marseille.
les arbres sont rouges. je ne sais pas si c’est l’automne qui est arrivé avec les températures du début du mois ou si c’est la récente chaleur qui vient de les brûler.
I guess it’s la magie du dérèglement climatique : automne précoce ou canicule tardive ? who knows !
encore deux allers-retours et ça sera les au revoir à la vallée, avant l’automne pour de vrai, puis encore l’été, ça sera partir, partir, partir en parasite sacrée, avant l’automne et après ça encore l’été pour tout recommencer : les pieds, la verticalité et un semblant de nous.
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c’est arrivé ce soir.
22 août.
quelque chose vient de naître.
un nouveau souffle qui a dit : tout n’a pas été vain.
c’est comme moins lire pour mieux se souvenir.
ça a peut-être été : moins créer pour mieux retrouver.
sous les décombres, quelque chose.
ça y est.
je sens que c’est là.
quelque chose vient de naître.
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un territoire entraîne des modes d’être.
Nicolas a déménagé à Paris il y a quelque chose comme un début d’été. donc Nicolas va adopter de nouveaux modes d’être. je suis si heureuse pour Nicolas. même si dit comme ça Paris ça peut sembler des modes d’être possibles pas vraiment alléchants. mais je sais qu’il en fera un territoire à son image et qu’il fera de son image l’image de son image du territoire.
en arrivant ici, en partant d’ici, autant de modes d’être, essayés, adoptés, essayés, abandonnés. je suis heureuse pour moi aussi. j’ai grandi, j’ai été.
en pensant à tout ça, comme une révélation : le territoire nous apprend le caractère épigénétique de l’être.
ça veut dire : le territoire nous apprend que l’être se transforme sans cesse, que l’être n’en finit jamais d’être donc de devenir.
c’est ce que j’ai expérimenté ici. tant changé, tant été.
et comme d’habitude, ce vers qui revient :
« tout centre se forme au contact de l’espace qu’il traverse ».
on en revient toujours aux mêmes vers qui reviennent toujours.
celui-là, à en lire Vinciane Despret, j’aimerais le modifier comme ça :
« tout centre se forme au contact du territoire qui le traverse ».
ça serait plus juste.
le territoire n’est pas la même chose que l’espace.
l’un traverse, l’autre est traversé.
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les images sont extraites de Dancing with the birds de Huw Cordey.
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quand je racontais mon histoire d’oiseau au mec de l’autre soir, lui me parlait d’Althusser et du meurtre de sa femme.
il insistait sur ses mains sur son cou.
il disait : « il l’aimait vraiment, lis Les Lettres à Hélène tu verras. ».
il disait ça et moi je me disais : on a quand même un sacré problème dans notre société. un sacré problème et encore beaucoup de travail.
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c’est comme le seul nuage du ciel bleu qui me pleut dessus.
ce n’est pas l’amer, c’est toujours l’acide.
ce n’est pas un hasard si tu dis : crois-en ma grande expérience.
ce n’est pas un hasard si le lendemain j’ai toujours une farouche envie de crever.
c’est comme le seul nuage du ciel bleu qui me pleut dessus.
quand tu dis : crois-en ma grande expérience, moi je me dis : ce n’est pas l’amer, c’est toujours l’acide et je veux bien te croire, tu sembles connaître ton domaine.
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est-ce que.
le passage à l’oral d’un poème est une forme de déterritorialisation.
est-ce que.
le poème quitte son territoire – l’écrit – pour rejoindre un déterritoire – l’oral.
mais.
les troubadours, Orphée et encore avant sûrement : la poésie avant même l’écriture.
de même qu’avant la sédentarisation : le territoire-nomade.
de même que les oiseaux migrateurs où la migration : essence du territoire.
c’est pour ça que Vinciane Despret dit : il n’y a pas de territoire mais des actes de territorialisation.
et qu’elle dit quelque chose de très beau qui vaut pour les oiseaux, pour les humains, pour le poème, pour l’habiter, et forcément pour nous :
« L’oiseau possède son territoire, parce qu’il est possédé par lui. Il a approprié son existence aux nouvelles dimensions que propose le territoire, il a été pris par la territorialisation. C’est le territoire qui le fait chanter, comme il le fait arpenter, danser, exhiber ses couleurs. En d’autres termes, l’oiseau est devenu territorial, ce qui veut dire que tout son être a été territorialisé. La possession, dans ce cas, désigne tout autant le fait d’être possédé que de posséder. ».
et je retiens quelque chose de précieux : on ne possède que ce qui nous possède.
en fait : que la possession elle-même.
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j’ai éprouvé ma liberté jusqu’à qu’elle atteigne mes nerfs.
j’ai d’abord poussé comme une pierre sous la terre : pas.
c’est ce que je comprends quand il me dit : « tu as un problème avec le monde réel. ».
je ne sais pas vraiment quelle heure il est, je n’ai presque pas dormi alors c’est sur que vu comme ça, aujourd’hui, oui j’ai un problème avec le monde réel.
mais quand même, mes feuilles disent le contraire.
oui j’ai d’abord poussé comme une pierre sous la terre mais j’ai fini par avoir des feuilles.
alors, force est d’admettre : la pierre n’est plus sous la terre et la pierre n’est plus moi.
aujourd’hui, la pierre est dans l’œil de celui qui ne voit pas les feuilles : le sien.
aujourd’hui, la pierre est dans la main de celui qui refuse de la tendre : la sienne.
il l’ignore évidemment mais si on regarde des feuilles suffisamment longtemps elles deviennent des ailes.
c’est comme ça que la pierre peut devenir un oiseau. d’abord elles se fabriquent des feuilles puis de ses feuilles elle en fait des ailes.
j’ai la nausée et ça me fait franchement chier d’avoir cette conversation alors tout ce que je fais c’est serrer les dents pour me retenir de dire : « t’es vraiment un pauvre type ».
oui la pierre est devenue un oiseau. un oiseau qui saigne mais un oiseau quand même.
au fil des années, j’ai compris comment les gens fonctionnaient, pas tous, c’est vrai, mais quand même, beaucoup, les gens veulent à tout prix que l’on reste des pierres. ils ne voient pas nos feuilles et à cause d’eux on en oublie nos ailes.
des oiseaux qui saignent, mais des oiseaux quand même.
c’est important de le garder en tête.
si on vous traite de pierre, regardez fort vos feuilles, vous y verrez vos ailes.
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au niveau de l’esprit, l’inverse d’un jugement est un silence.
au niveau du cœur, c’est une question.
ce qui donne, au niveau du rêve, le bruissement d’une aile.
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entendu dans un podcast avec Marielle Macé un extrait d’un texte de Dominique Meens.
Mes langues ocelles ça s’appelle.
ça a l’air bien. jamais lu Meens.
dedans, apparemment, il raconte un épisode qui lui est arrivé. il avait 16 ans, il était à l’armée, en pleine marche forcée et il a entendu une grive.
la grive a chanté, comme si elle lui parlait et alors il s’est dit : ça peut pas continuer comme ça, la grive me l’a dit, il va falloir partir.
et il a tout quitté.
c’est ce que nous apprennent les oiseaux : ça peut pas continuer comme ça.
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bientôt 28 ans. je fête 10 ans de majorité. à me demander qu’est-ce que j’en ai fait je me réponds pas grand chose à part peut-être essayer de laver les traumatismes des 18 ans de minorité qui les ont précédés. rattraper l’enfance volée dans une adolescence qui n’en finit jamais. voilà ce que j’ai fait de mes 10 ans de majorité. pas grand chose à part laver et rattraper.
alors quand tu me parles de ton monde réel, bordel, j’ai envie de te dire : je ne fais que laver ce que vous avez taché.
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c’est l’un de mes derniers jours au travail. j’ai pris mes billets d’avion. je pars le 20 novembre. je sens en moi cette joie d’enfant. je la regarde et la chéris.
un adhérent en partant du bureau m’a dit : « c’est important d’utiliser sa liberté quand on peut encore le faire. car après on l’oublie et on ne sait plus s’en servir. ».
il ne savait pas pour les billets, pas pour la poésie. il ne savait pour rien. il a juste dit ça comme ça. mais moi moi je me suis dit : il me dit sans me le dire qu’il a vu les ailes derrière mes feuilles. et il me dit vas-y, vole, je suis d’accord avec toi, ça ne pouvait pas continuer comme ça.
cet homme était en fait ma grive.
dans son chant, j’ai entendu cette ritournelle que je connais trop bien : « la seule manière d’accroître son territoire c’est la deterritorialisation. expérimente, n’interprète jamais. défais tes agencements, invente de nouveaux modes d’être. ».
cet homme était en fait ma grive.
il a dit quelque chose de très simple et il est parti.
comme d’habitude j’ai souri mais cette fois ce n’était pas par lâcheté.
j’étais juste heureuse.
l’oiseau a reconnu l’oiseau.
c’est maintenant à mon tour de chanter.