c’est un petit bar qui n’a pas d’intérieur mais qu’une terrasse ; il est à l’extrémité d’un parking, à côté du chemin de fer qui monte au Montenvers. la vue sur les aiguilles et le massif est dégagée, magnifique. et le soleil, même s’il disparaît derrière les sommets vers 17h, y frappe plus longtemps qu’ailleurs.
avec la bande, tous les dimanches on s’y retrouve. il fait souvent moins de zéro mais on l’oublie en quelques verres. on est ensemble, on danse sur des vinyles de dub et de reggae, on est censé faire que passer mais on finit généralement par rentrer chez nous un peu plus tard que prévu, souvent transi-es, souvent bourré-es, mais toujours heureux-euses de s’être retrouvé-es dans cet endroit un peu spécial.
dimanche dernier c’était particulier.
la soirée habituelle s’est transformée en hommage pour une personnalité de la vallée, ami de certain-es de la bande, emportée dans une avalanche.
entre les rires et les bières, on parlait de ça, de ces morts sans fin, ces vies-amies désormais liées à la montagne à jamais, de la nécessité de vivre avec cette idée sans qu’elle nous ronge (même si moi je ne sais pas comment ils-elles font), et je me disais que cette soirée était à l’image d’un aspect assez particulier de la vallée : cette cohabitation perpétuelle de la vie et de la mort, et ce qui en découle, c’est-à-dire, cette façon de célébrer l’une dans l’autre au cours d’une fête intense, où les esprits s’élèvent autant qu’ils s’enfoncent et où les regards rivés vers les cimes disent autant « pourquoi » que « merci ».
c’est une manière communautaire de vivre la mort, qui tranche avec la façon dont elle se vit ailleurs, dont je l’ai vécue moi, avant.
et une manière festive aussi.
la fête pallie la perte et le vide qui la suit.
un temps.
dans ces moments, chacun-e se dilue dans le groupe et le groupe se dilue dans la fête ; les langues s’entrouvrent et il est possible d’entendre chez certain-es la question que personne n’ose assumer quand le soleil brille encore : « mais est-ce que tout ça a un sens ? ».
*
au début, il y avait quelque chose de compensatoire dans ma façon de vouloir à tout prix rapprocher l’esprit de la poésie de celui de la montagne.
enfin, plutôt : je me disais que cette volonté visait à justifier ma présence entre ces cimes, à dire : « ok je suis pas comme vous, mais si un peu quand même, moi aussi il y a une flamme qui brûle en moi et qui m’amène à regarder la mort dans les yeux. ».
en réalité, avec du recul, je ne pense pas que cette intuition soit si éloignée de la vérité.
je crois qu’il y a entre la vocation poétique et l’appel de la montagne des choses qui sont très proches, qui sont par exemple cette façon sérieuse d’envisager l’exercice de sa liberté pour en faire quelque chose qui pour beaucoup paraît insensé, ou encore, peut-être, cette volonté ascensionniste qui reste pourtant en prises avec le sol qui l’a fondé, et qui, par cet ancrage, loin d’être close sur elle-même, éclabousse le monde, le contamine, le transforme de l’amener à ses limites, à ses frontières, à son absurde – cette même trace en forme de ligne de fuite.
des gens font des choses qui paraissent tellement futiles que le monde en recule et que le monde en change.
c’est ça la poésie, peut-être aussi ça la montagne. je sais pas. je suis pas sûre. il faut que j’en parle plus, il faut que j’en fasse plus.
j’aimerais relire mes carnets qui datent de l’époque où je suis arrivée (février 2022) pour voir ce que j’en disais à l’époque, mais ils sont encore en Ardèche.
en matière de notes, tout ce qu’il me reste de cette époque est ce que j’avais publié ici (c’est d’ailleurs à cette période que j’ai commencé à publier mes notes en ligne, comme si j’avais besoin au moment de ce que je vivais comme un déracinement (mais l’avais déjà été, enracinée ?) de m’ancrer quelque part, fusse dans un journal en ligne).
il y a par exemple ce passage qui date de février 2023, un an donc après mon arrivée :
« je me souviens qu’en arrivant ici, j’ai lu quelques-uns des classiques de la littérature de montagne.
en découvrant ces récits, j’étais frappée d’y retrouver certaines des idées caractéristiques d’un type de littérature que je connaissais bien : les journaux d’écrivain(e)s.
j’y retrouvais, entre autres, l’idée d’une vocation devant laquelle la vie devait s’écraser (ici au sens littéral). d’une existence consacrée à regarder la mort dans les yeux. d’une pratique faussement insignifiante autour de laquelle axer son temps.
Les Conquérants de l’inutile.
c’est le titre d’un de ces livres mais ça pourrait être celui d’un manifeste d’avant-garde. ».
en relisant ce passage, je me dis que d’une part, oui cette intuition n’était pas seulement compensatoire, elle parait juste, et qu’aussi, il y a peut-être en elle l’une des pistes à suivre pour aborder cette nouvelle recherche.
la conquête de l’inutile.
et ce qu’elle fait au monde.
que ce soit en poésie, en montagne, ou en n’importe quoi.
tout ce qui permet de s’extraire de l’humain préfabriqué, adaptable et performant qu’on nous vend et qu’on nous veut.
l’inutile.
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dans Philosophie et poésie, María Zambrano distingue poésie et pensée en ce que la première, entre autres, serait une expérience de la chair.
selon elle, qui fait de la poésie pénètre sa condition de mortel-le non pour la dépasser (ceci est la tâche de la philosophie), mais pour la dire et donc pour la faire être. elle ne cherche à annihiler, ni la finitude ni même ce qui pourrait la précipiter : elle est aux services de l’ivresse, du délire, des passions et des contradictions.
le-la poète est au milieu des choses, au coeur. c’est par l’intérieur qu’il-elle fusionne avec ce qui l’entoure : ce n’est pas l’Un qu’il-elle recherche (ça c’est la tâche de la philosophie) mais c’est le Tout, une expérience en forme de retrouvaille, de réconciliation. rien qu’on ne puisse posséder ni tenir dans ses mains. quelque chose comme s’abandonner dans l’horizon.
« le poète est un enfant perdu parmi les choses ». il-elle « nage dans l’abondance, dans l’excès. (…) Perdu dans la richesse, aveugle dans la lumière. Pêcheur dans la grâce, vivant selon la chair et selon la charité. ».
il-elle ne cherche pas un chemin pour lui-elle seul-e mais pour tous-tes et chacun-e. son seul travail consiste à ouvrir des voies.
rien d’autre.
œuvrer pour ouvrir.
il-elle est seul-e mais ce à quoi il-elle se dédie ne fait sens que parce que d’autres pourront l’y suivre et l’y rejoindre, et que dans cette communauté nouvellement créée, les choses qui auront été par la parole désignées, pourront être sauvées, au moins de l’oubli.
la poésie est « le vertige de l’amour » quand la philosophie est « la vertige de la liberté ».
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depuis mon retour imprévu dans la vallée, le 10 janvier, je ne l’avais pas quittée. ça faisait plus de 18 mois que je n’avais pas passé six semaines au même endroit.
c’était reposant, je crois. et j’ai hâte d’y retourner, déjà.
en attendant, me voici là, dans le plat pays où j’ai vécu pendant cette adolescence qui n’en finissait jamais, de mes 11 à 18 ans.
en parcourant ces paysages infernaux de plaine péri-urbaine, où des champs sans vie sont grignotés par des lotissements sans âme, je comprends pourquoi j’ai passé toutes ces années ici à fuir l’ici, d’abord en fumant de l’herbe dès que j’ai eu pour ça un âge décent (14 ans ?), ensuite en m’enfermant dans mes études, et plus généralement dans ma tête, dans ce qui allait devenir plus tard, mon écriture, car il n’y avait rien en ces lieux qui évoquait la possibilité d’un ailleurs, d’autre chose que ce laid moyen, tristement banal, faussement rural, ce mélange de béton, de plastique et de glyphosate.
heureusement, rapidement il y a eu Toulouse et ses rues qui m’emplissent toute entière aujourd’hui encore et ses ponts comme bâtis en ligne droite vers le ciel, Toulouse la belle, si belle que j’y revivrai un jour, c’est sûr, mais qui ne pouvait pas à elle toute seule rattraper le reste.
j’ai grandi dans une région enlaidie par l’humain et l’idéal polluant et surgelé qu’on l’a forcé à accepter. et en cette fin d’hiver, les seules choses agréables à regarder, ce sont le ciel, le mimosa et le sourire de ma mère. je m’accroche à ces images pour ne pas trop questionner le fait d’être venue passer une semaine ici, alors que comme d’habitude j’ai peur d’y perdre toutes mes plumes.
à priori, ça devrait vite passer.
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dans un article publié par Les Temps qui Restent, Judith Butler définit la « pleurabilité du vivant ».
la pleurabilité (grievability), c’est « le sentiment vivant de la possibilité de la perte », c’est-à-dire, la façon dont la perte de notre vie ou de celle d’autrui affecte notre sentiment d’être en vie.
critère déterminant pour penser la valeur de la vie, il devient possible à partir de ce concept de distinguer les vies qui sont jugées dignes d’être pleurées de celles qui ne le sont pas, et de montrer ainsi, l’inégalité face à ce qu’elle nomme « l’éligibilité au deuil » (il n’y a qu’à penser à la façon dont la plupart des médias français, depuis octobre 2023, traite les victimes palestiniennes pour voir ce que c’est cette histoire d’éligibilité au deuil).
partant de là, penser la pleurabilité du vivant, c’est se poser la question du deuil climatique, de rendre pleurable tout ce qui meurt parce que l’humain en a décidé ainsi. il s’agit de pleurer la vie mais plus que ça, les conditions de la vie, et ainsi, de rendre pleurable l’avenir lui-même, transformé à jamais, disparu avant d’être né à cause de choix qui l’ont dépassé.
et c’est là, que du concept, on passe à une forme d’éthique : penser la pleurabilité, notamment du vivant, c’est placer le soin, ou au moins la considération pour ce qui est, au cœur de notre expérience du monde, car à la fin « il ne s’agit pas seulement d’apprendre à pleurer un nouveau type de perte, mais d’arrêter de perdre et, dans ou à partir de cette rupture, de se demander quelles pourraient être les implications dans le champ politique de commencer par reconnaître les exigences d’une vie interdépendante. ».
je laisse infuser. je sens qu’il y a là une piste, même si pour le moment, je ne sais pas encore la suivre.
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il est tard et mes larmes de rire ricochent dans les rues pendant que nous serrons des mains invisibles. les liens qui nous relient au centre de la nuit palpitent et pulsent : nous sommes de vertes étoiles savourant la paix de ceux qui ont cessé de chercher autre chose que l’oubli et l’instant, et que la vie nous tourne autour encore un peu. quand nous nous dansons, à l’intérieur des yeux, nous sommes heureux, nous sommes ensemble, au centre.
ça faisait plus d’un an qu’on n’y avait pas erré comme ça la nuit, à se reconnaître dans des dorures patientes, à se dire que Toulouse était belle, si belle, et aussi « merci d’exister », l’air de rien le lendemain matin, parce que nous avons l’amitié pudique même si le sol partagé et le cœur plein.
merci d’exister.
ma semaine dans le sud finit sur cette soirée : elle est effectivement vite passée.
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je voulais intituler cette note « mourir en vie » en repensant à cette phrase de Lispector que j’adore et qui je crois vient d’Água Viva : « je veux mourir en vie ».
je trouvais qu’elle résumait bien cette proximité entre poésie et montagne – poésie étant ici presque plus un état qu’une pratique, quelque chose comme « la poésie vécue » dont parle Alain Jouffroy dans son Manifeste ; cette façon de vivre au contact des choses, dans une étreinte avec la vie qui ne refuse rien de ce qui est, de ce qui a été, et surtout de tout ce qui pourrait.
et puis les jours passaient et ce lien ne me convainquait pas. je n’arrivais pas à conclure parce que quelque chose me manquait.
une idée claire et donc entraînante et donc créatrice.
j’ai pensé, un temps, à l’idée de relief, qui aurait pu servir à embrasser cette même importance dans la pratique de la poésie et de la montagne de sortir du plat, du préfabriqué, de mettre de l’intensité là où on attend du normé. quelque chose comme ça. mais ça m’a paru rapidement, justement assez plat et peut-être aussi, un peu trop individualiste. je ne sais pas. mais quelque chose me gênait.
il a fallu attendre aujourd’hui et la proximité de deux situations bien différentes mais qui m’ont permis de trouver mon idée, et à travers elle, les chemins qu’elle ouvrait.
voici la première.
j’allais au travail et j’ai croisé un ami qui vit dans le quartier.
il m’a dit qu’il partait dans la journée en montagne pour tenter une ascension le lendemain.
à voir son air concentré et à entendre son projet, j’ai bien vite compris à quel point l’ascension prévue était engagée et risquée. surtout, qu’il y partait seul.
honnêtement, je serrais les dents. je savais que mon inquiétude l’agacerait. pire, qu’elle pourrait ajouter de la peur à sa tension, et donc, du risque au risque. et je savais aussi, que sa décision était prise. ou alors, c’est seulement ce que je me raconte maintenant, en écrivant ces phrases, pendant qu’il dort ou essaie de dormir, quelque part là-haut, en pensant à demain.
quoi qu’il en soit, je n’ai rien dit. rien de plus que « fais attention », et aussi sûrement « profite bien », et chacun est reparti dans sa direction.
la journée est passée et il a fallu attendre la deuxième situation pour que je revive intérieurement cette scène et que je la relie à mes considérations.
cette situation, je veux le garder pour moi. mais comme c’est elle qui m’a dicté le lien entre l’esprit de la poésie et celui de la montagne (ou peut-être, plus justement maintenant que les choses se dessinent, l’esprit de la vallée) je vais quand même essayer d’en parler.
plutôt qu’une scène, qu’un moment, imaginons un visage. un visage qu’on regarde et dont on veut garder les traits pour les faire naître en soi, tout absorber d’une bouche qui s’ouvre sur un monde, du pli du sommeil.
c’est un visage qu’on regarde et qu’on essaie vainement d’enregistrer, encore et encore, tous les traits, et la bouche, et le pli du sommeil, tous les grains, les rides, comment les dents se dévoilent à travers le sourire, car sans savoir pourquoi, en arrière-fond, on entend cette voix, cette voix de cœur brisé ou cette voix de sommet ou de 14 juillet, cette voix qui répète : « tu sais, c’est peut-être la dernière fois que tu vois ce visage ».
c’est là que j’ai compris.
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María Zambrano dit de la poésie, qu’à la différence de la philosophie qui cherche à dépasser l’étonnement face au réel qui la fonde, elle, elle s’y installe. elle serait ainsi une façon de regarder les choses comme si c’était la première fois.
je pense au contraire que la poésie vient plutôt de la capacité à regarder les choses comme si c’était la dernière fois.
ou en tout cas, avec comme horizon, non les « racines rêvées des origines » dont parle Zambrano, mais plutôt avec « le sentiment vivant de la possibilité de la perte » dont parle Butler.
et c’est là où la conquête de l’inutile à laquelle la poésie participe ne l’est bien sûr pas, inutile.
et là où elle fait reculer le monde.
ce n’est pas parce qu’elle est une histoire de relief.
ou d’intensité.
c’est parce qu’elle est, comme le dit Zambrano, une histoire d’amour.
et comme le dit Butler, qui certes ne parle pas d’elle ici, une histoire de soin.
la poésie est cette façon de capturer des choses que l’on sait menacées, que ce soit par le temps (parce que tout toujours change) ou par le monde (parce que tout toujours brûle) et, dans ce geste, d’être par elles capturé, c’est-à-dire transformé, et, par cette interaction, de forcer le monde à considérer autrement les choses et la vie et l’être.
c’est un effort animé par le désir utopique d’arrêter de perdre et d’arrêter de pleurer.
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je regarde un ami s’éloigner, comme si c’était la dernière fois.
je regarde un sourire, une promesse, comme si c’était la dernière fois.
je regarde les glaciers, une grenouille, ma propre joie, comme si c’était la dernière fois.
des gens font des choses qui paraissent tellement futiles que le monde en recule et que le monde en change.
ça vaut pour les poètes, pour les alpinistes et pour bien d’autres encore, évidemment.
je parle de ce que je connais, c’est pour ça d’ailleurs qu’il m’était difficile de conclure sur l’esprit de la montagne, parce que je ne la connais que d’en bas, de la vallée, de cet endroit intermédiaire où nos ami-es nous forcent à vivre la vie toujours avec dans le coeur « le sentiment vivant de la possibilité de la perte ».
pourquoi ils-elles font ça ?
pourquoi moi j’écris des poèmes ?
peut-être parce que l’on souffre et que c’est notre façon de pleurer.
ou alors simplement parce que l’on est en vie et que c’est notre façon de le dire.
et que si la mort décide de s’amener, on aimerait pouvoir la repousser par un trop plein de vie.
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le titre de cette note sera finalement : « mourir en vie, ne pas mourir », car l’équation est là : l’intensité n’est pas la fin, c’est le début.
juste avant de conclure, je repense à cet autre passage d’Água Viva que j’aimerais mettre en épigraphe de mon nouveau recueil, pour l’heure imaginaire, et qui dit bien tout ça, ce « mourir en vie, ne pas mourir » :
« Je ne vais mourir, entends-tu, Dieu ? Je n’en ai pas le courage, entends-tu ? Ne me tue pas, entends-tu ? Parce que c’est une infamie de naître pour mourir on ne sait ni quand ni où. Je vais être très joyeuse, entends-tu ? En guise de réponse, en guise d’insulte. Nous ne sommes pas coupables. Et j’ai besoin de comprendre tant que je suis vivante, entends-tu ? Parce qu’après ça sera trop tard. ».
pour aujourd’hui, c’est trop tard aussi. il est vingt heures et c’est samedi soir.
la seule chose à faire pour le moment, c’est de mettre le morceau qui vient suffisamment fort pour oublier que le sommeil me manque et que la fête m’attend.
c’est l’heure d’oublier, se souvenir.
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