je me suis dit : si je me baigne dans la rivière ça ira mieux. et je me suis baignée.
j’ai senti le froid resserrer mes muscles comme la vie autour de moi. j’ai senti le temps m’oublier et moi oublier le monde.
ça allait mieux.
alors j’ai décidé d’aller marcher.
ça, c’est la bonne nouvelle : j’ai suffisamment récupéré ma cheville foulée pour pouvoir retourner sur les sentiers.
*
quand on vit ici, les sentiers et les sommets ne sont pas un décor. c’est une extension de nos corps, parfois de la pensée, parfois même plus encore : une extension de l’être, de la valeur qu’on y accorde.
ils sont chargés de souvenirs, chargés d’émotions.
et aussi : chargés de nous porter.
ici la vallée a été volée.
et comme la vallée a été volée, les gens se sont mis à habiter les sentes, les couloirs et les fissures.
c’est pour ça que c’est aussi difficile quand on ne peut plus y aller.
ce n’est pas qu’un caprice.
je le comprends aujourd’hui.
avant je disais : vous êtes capricieux-euses.
maintenant, deux étés avec le pied bandé, à traîner dans des rues qui ne veulent pas de moi, à traîner dans mes murs, perdue dans la fenêtre, et maintenant je comprends.
les gens se sont mis à habiter uniquement les sentes, les couloirs et les fissures parce qu’il s’agissait des seuls espaces où il était possible de se sentir accueilli-es.
sensé-es.
*
quand un espace est volé, c’est l’intégrité des gens qui y vivaient dont on s’empare au passage.
parfois, voler l’intégrité d’une population est le but et le vol du territoire est le moyen.
parfois c’est l’inverse.
parfois les deux fins se mêlent.
ici, je pense que l’espace constituait la fin, et que la dépossession de l’être fut un effet collatéral.
les gens ont été condamnés à monter, marcher, grimper, même la nuit, monter, monter, d’une ligne à une autre, monter pour descendre plus vite et ainsi oublier.
ce n’est pas leur faute.
ce n’est pas un caprice.
la vallée a été volée.
*
c’est difficile d’écrire ces mots à l’heure des colonisations auxquelles nous assistons. à l’heure génocidaire.
la dépossession dont je parle a l’allure de nos drames occidentaux : elle a l’allure d’une publicité bientôt projetée sur un glacier. l’allure d’un slogan ou d’un sponsor. elle a l’allure d’un chalet tout neuf ou bien d’un SUV.
c’est un drame délocalisé.
son sang n’est pas visible. il coule à des milliers de kilomètres de nos routes.
il ment en souriant.
il nous ressemble.
*
sur le chemin des Peclerey, un papillon mort et le constat de l’obsession retrouvée de mes pensées : tout meurt déjà.
cette fois, je ne l’ai pas vu venir.
un soir je disais à T., je n’arrive pas bien à respirer.
et puis un soir et puis un autre.
et le retour : tous les gens que j’aime vont mourir. peut-être même l’un d’eux meurt-il au moment où je formule cette idée.
et de soir en soir, de moins en moins de place pour respirer.
et là en regardant ce papillon, cette envie qui me surprend : je voudrais m’arrêter chez une mère. une mère n’importe laquelle, pas forcément la mienne. qu’une mère passe sa main dans mes cheveux en me disant : « tout va bien aller, ne t’en fais pas ».
le Zarathoustra de Nietzsche nous dit que toutes les choses veulent être nos médecins.
alors je me demande si toutes les choses peuvent être nos mères.
et la montagne répond oui.
Laura Vazquez a raison quand elle titre la dernière partie de ses Forces « la terre est bonne ».
oui la terre est bonne. surtout après avoir marché au sommet d’une montagne, ou n’importe où dans une riche forêt. on peut s’enterrer là, laisser la terre sur nos phrases, goûter à une paix dont on ignorait même qu’elle existait.
c’est vrai.
il y a la terre et il a le sol.
la possibilité d’y renaître chaque fois que nécessaire.
et il y a ce poème de Lorand Gaspar :
« Je voudrais t’insuffler la fraîcheur capillaire par capillaire
que t’enfantent le glissement de l’air et le resserrement
des papilles ****** te faire des mots verts
au matin des mots
que tu aies envie de toucher de broyer t’écrire avec les ongles dans l’âge paresseux des roches
dans les yeux –
te convaincre de la terre. »
te convaincre de la terre.
il s’appelle « Lumière de loin ».
il dit un peu ce que j’essaie de faire avec mon nouveau recueil.
j’ai composé récemment 6 poèmes d’une section qui s’appellera « anti-sol ». et 6 autres d’une section qui s’appellera peut-être « la communauté verticale ».
je ne sais pas quelle forme aura tout ça. comment ils résonneront les uns avec les autres.
mais des mois après avoir formulé l’envie d’écrire sur l’espace et sur le territoire, c’est réjouissant de pouvoir palper ces nouveaux collages. de suivre mes vers m’ouvrir des voies.
*
aussi, j’ai lu Ci-gît l’amer de Cynthia Fleury.
elle aussi elle parle de s’absorber.
de ce que ça fait de se dissoudre, de la bonne façon, c’est-à-dire consciemment.
de se laisser aller à l’impersonnel, c’est-à-dire à l’univers qui n’est pas moi mais qui infuse dans ce qui fut moi.
guérir.
pour toujours convalescents, mais quand même.
retourner où ci-gît, l’amer, c’est-à-dire la douleur stérile, et « enterrer pour faire fructifier, trouver la juste mesure du refoulement, laisser de côté sans abandonner, avancer sans nier, s’ancrer en somme sans être prisonnier de l’appartenance ».
s’ancrer sans être prisonnier de l’appartenance.
*
j’ai longtemps convoité le loin, le rien.
tout plus que là, le temps – la fin.
un vers des Branches des autres m’est revenu ce soir : « l’habitude même d’une minute me paralyse »
il a tourné dans ma tête, l’air de me dire : « oui tu recommences, c’est pas nouveau tes histoires de paralysie ».
je me suis tellement reconnue dans L’Arrachée belle de Lou Darsan. de l’asphalte salvatrice jusqu’aux chemins plein d’herbes hautes.
sentir son corps, son pouls une première fois à l’intérieur d’une montagne.
nue.
lentement renaître.
j’en parlais dans une note précédente.
ce goût pour la renaissance qui confine à l’obsession.
cette phrase d’Olivia Rosenthal.
« il est beaucoup plus facile de recommencer que de continuer. ».
je me sens rongée par la peur que le fait d’être proche crée à terme le fait d’être loin de la chose aimée.
un endroit, une personne.
j’aimerais me tromper une fois.
rester ici, rester avec.
dans tout à part demain j’avais trouvé une piste.
j’écrivais :
« ainsi nous sommes arrivés
il va falloir maintenant
ne pas mourir c’est-à-dire
s’abandonner c’est-à-dire
émanciper le soleil de la durée
rendre l’aile à la chair
en fait retrouver le milieu d’avant la moitié »
j’avais trouvé une piste et j’étais prête à habiter.
mais la vie a dit non.
la vie a dit : pas ici, pas avec.
et la vie a dit : va.
et je suis allée.
je suis retournée dans le seul endroit où j’ai eu l’impression d’habiter alors qu’il est précisément ce territoire volé où mon corps parfois dans les rues me donne l’impression de dissoner.
le seul ou endroit où j’ai eu l’impression d’habiter.
où j’ai l’impression d’habiter.
je chéris ce sentiment.
je suis arrivée.
il va falloir maintenant ne pas mourir c’est-à-dire s’abandonner c’est-à-dire émanciper le soleil de la durée rendre l’aile à la chair, retrouver le milieu d’avant la moitié.
la vie a toujours su ne pas mourir bien mieux que moi.
il n’y a qu’à la laisser faire.