un grand besoin de lumière


de mon attention pour les lignes : une acuité nouvelle, un sens des trajectoires. 

en donnant à lire l’enfer de la colonisation belge au Congo, Ténèbre de Paul Kawczak déploie la trajectoire destructrice que s’est tracée toute seule l’humanité depuis qu’elle a humé et aimé l’odeur du sang ; qu’elle s’est plue à mutiler les chairs et les territoires. 

la trajectoire que l’on découvre entre ces pages est brûlante et finie brulée d’elle-même, éteinte par le même brasier qui l’avait à elle-même éveillé. 

elle détruit tout, jusqu’à la possibilité d’autre chose, d’une révolte, d’une justice. 

cette trajectoire, c’est la nôtre. 

notre monde lasse, galeux, pour qui, à en croire le chemin que suivent les personnages de Ténèbre, il n’y aura aucune issue. 

l’Europe est perdue.

s’est perdue elle-même. 

conscients qu’une vie digne leur sera à jamais impossible, tous les personnages recherchent une “façon de mourir” qui donne sens à l’horeur, à l’absurde. 

en vain. 

jusqu’à cette mort singulière leur est refusée. 

ne reste, que cette lente agonie.  

nous habitons là, sur les vestiges de ce que l’Europe volé et violé – loin, ailleurs et pourtant juste derrière l’épiderme, sur une ligne tracée par un bourreau sous la peau, discrètement imbriquée dans l’horreur, nous habitons là. 

*

ça, c’est pour le cadre global. 

l’architecture mondiale. 

et puis, après, il y a le hasard qui joue aux dés et nous place chacun-e dans un cadre particulier. 

l’architecture personnelle. 

une famille, un corps, un esprit. 

un espace où grandir et mourir. 

certain-es auront de la chance, d’autres pas. 

pour certain-es, la vie reviendra à arracher.

il n’y aura pas d’échappée possible. 

pas de légèreté. 

car tout d’emblée nécessitera la lourdeur des muscles contractés. 

l’affût de la proie. 

et même en sécurité, devoir toujours se débarrasser de ce sentiment d’être traqué-e. 

par qui ? 

il faut s’en débarrasser. 

peu importe. 

arrête de chercher. 

tout va bien. 

tout ce qui reste est seulement dans ta tête. 

j’avais écrit dans une note il y a deux ans : nous sommes des oiseaux qui saignent mais des oiseaux quand même. 

c’est ça : nous volons, mais différemment. 

où le sang nous pèse. 

nous perd. 

il faut s’en débarrasser. 

mais de quoi ? 

de la plaie. 

impossible. 

s’évertuer toutes ses ailes pour voler pareil aux autres, pareil au même, mais en l’étant toujours autre, et jamais même. 

Neige Sinno écrit dans Triste tigre à propos de la résilience que l’idée de ressortir grandi-e d’un traumatisme est le plus grand des mensonges. 

la vérité ? 

c’est de passer sa vie entière à se battre pour arriver au même endroit où sont arrivés les autres sans avoir rien à faire. 

quand la vie revient à arracher.

s’évertuer toutes ses ailes juste pour avoir l’air normal-e au supermarché. 

*

c’est une période où je lis beaucoup. 

des romans, des récits, ça change. 

par exemple, Écarlate de Christine Pawlowska. 

ça aussi, ça change. 

qu’est-ce que j’en tire ? 

pas grand chose à part un sentiment de distance avec la narratrice. 

je n’ai plus vingt ans, c’est criant. 

cette sensation de marcher sur ce pont où l’on ne peut plus seulement insulter celles et ceux qui dorment mais où l’on souhaite nous aussi dormir parce qu’il nous faut, en dépit du feu et de la nuit, nous lever le matin. 

ouvrir un œil et un autre, et partir travailler. 

apprendre à trouver ça banal. 

avoir épuisé tous les subterfuges du monde pour y échapper.  

avancer sur ce pont, sans la moindre envie d’en mourir pour autant.

grandir.  

l’accepter. 

penser que de l’autre côté du pont il n’y aura rien que je ne saurai faire feu et nuit et gestes larges. 

mais quand même me demander : est-ce que je me raconte des histoires ? ou alors est-ce tout simplement je mûris ? ou alors que je m’embourgeoise ? mais que si je m’endors la tête dans les toilettes, ça annule cette nouvelle sagesse ? peut-être que ça égalise ? 

je suis exactement en plein milieu du pont. 

j’y reste encore un peu.  

*

j’aimerais me dire comme le dit Simon Johannin dans son dernier recueil que si je “demande à la brûlure / la brûlure m’aidera” mais je ne sais plus vraiment si je crois à ce genre d’équation ou plutôt : si j’ai envie d’y croire. 

la brûlure, comme son nom l’indique, brûle. 

elle brûle l’épiderme de celui ou celle qui la subit, d’abord, et ensuite, et surtout, l’innocence qui la précédait. 

par là, je veux dire qu’à partir du moment où la brûlure a été, elle ne peut plus ne jamais avoir été. 

elle est toujours possible encore. 

si je demande à la brûlure et que la brûlure est honnête, elle me dira qu’elle pourra à nouveau brûler. 

ce n’est pas que j’ai envie de croire ou pas que la brûlure pourra m’aider. 

la question est autre. 

elle concerne ce sur quoi j’ai envie de me focaliser : la certitude que je me tiens suffisamment éloignée des flammes ou la confiance en la capacité de ma peau à cicatriser ? 

*

Ursula Le Guïn dit que notre monde a rendu l’avenir inhabitable et que c’est pour cette raison qu’il nous faut nous concentrer sur le présent. 

la brûlure a rendu inenvisageable un avenir où elle pourrait ne pas être. 

je crois que je suis lasse de lui demander une aide qu’elle ne cesse d’immoler en même temps qu’elle m’immole moi. 

je crois que j’ai envie de demander de l’aide à autre chose. 

de croire en autre chose qu’en la capacité de ma peau à cicatriser. 

j’ai besoin d’une autre boussole. 

d’un autre mensonge – la peau cicatrisée n’est jamais la même que celle qu’elle vient recouvrir. 

l’un de mes récents collages commence par ces vers :

« à la fin
il y a la fin d’une promesse

non
ça ne se calmera pas« .  

ce qui blesse ne s’arrêtera pas de blesser. 

et ce qui blesse ne me sauvera pas, ne m’aidera pas. 

en revanche, ce qui peut m’aider, et c’est ce même poème qui me l’a dit, c’est “ce refuge” qui “se recompose / d’un démembrement à l’autre”. 

ce n’est pas la blessure qui m’aidera. 

c’est “le terme de leur loi”. 

le collage finit presque sur ça. 

sur une autre promesse. 

j’éprouve ce besoin de refuge qui me fait me tourner vers la lumière. 

je sais que je n’ai pas le droit de me détourner de l’obscurité. 

je sais qu’il faut continuer à la regarder autant qu’à la dire. 

mais comprenez-moi : je n’ai pas de racine et je ne mange ma terre que les soirs d’orage. 

quand on a poussé comme ça, je crois qu’il arrive un moment où tout ce que l’on cherche c’est un peu de sol. 

j’ai tellement fui de me sentir ainsi hantée. 

mes tiges sont résilientes, elles ont appris à pousser la nuit. 

peut-être désormais doivent-elles apprendre à grandir au soleil. 

*

j’ai écrit ça, il y a plusieurs semaines. 

et j’ai repris ce journal à lecture de Haute-Folie d’Antoine Wauters. 

j’y ai trouvé presque mot pour mot ces mêmes réflexions. 

est-ce que toute la rentrée littéraire a été écrite pour moi ? 

oui, répondent les livres vers lesquels je me dirige. 

Haute-Folie raconte la vie de Josef qui subit sans le savoir une histoire familiale qui l’a précédé.

« Josef, c’est un fantôme que hantent d’autres fantômes. Quelqu’un qui ne peut s’établir nulle part, même pas là où il est bien. Toute sa vie il va fuir, partir, marcher. On ne guérit pas de certains manques. On part parce que la brûlure est trop vive. On se met en marche parce qu’on espère rejoindre ce qui est impossible à rejoindre. ». 

*

j’aimerais suivre le fil de ces notes mais le temps va extrêmement vite. 

pour les bonnes raisons, mais quand même, ça m’use. 

et le journal m’apparaît comme cet espace où le moi peut souffler parce qu’il peut s’expanser. 

une profonde expiration. 

c’est ce qu’est ce sont ces notes quand je prends le temps de m’y adonner. 

*

j’ai binge-watché Los Años Nuevos de Rodrigo Sorogoyen en deux jours. 

je ne sais pas ce qui a été déplacé si fort en moi, mais quelque chose s’est passé. 

je ne sais pas encore quoi. 

je suis peut-être juste fatiguée. 

c’est peut-être simplement ça. 

ou c’est le personnage d’Ana, auquel je me suis un peu trop identifiée. 

la peur de me voir retomber dans l’inconséquence et dans l’inconstance. 

que la brûlure soit trop vive. 

de me remettre en marche. 

*

j’ai lu anxieusement Haute-Folie. 

j’avais si peur quand je lisais : « Le passé est une chose longue et lente à guérir. On le croit derrière nous alors qu’il est devant, qu’il nous mène et nous guide. C’est un cercle. Une boucle. J’ai mis longtemps avant de comprendre que certains de mes choix n’avaient pas été des choix, mais des nécessités. ». 

ce roman est un livre sur les fantômes. 

un peu comme mes Branches des autres, qui leur sont d’ailleurs dédiées, aux fantômes.

il dit comment nous avançons dans nos vies sans réaliser à quel point parfois ce n’est pas nous qui avançons mais c’est eux. 

eux venus tracer, à travers nos vies, leur fil d’errance que nous suivons aveugles, sans comprendre pourquoi nous nous égarons en ces lieux, seul-e, tristement seul-e, sans savoir pourquoi. 

comment défaire ce fil ? 

comment arrêter les cauchemars ? 

Haute-Folie nous dit : se souvenir, écrire. 

et Le Démon de la Colline aux Loups – magistral roman de Dimitri Rouchon-Borie, lu juste avant – nous dit : écrire et peut-être apprendre à se tourner vers autre chose que soi : 

« J’ai lu aussi cette phrase où elle [je crois qu’il se réfère sans la nommer à Catherine de Sienne] dit que l’âme s’égare parce qu’elle est obsédée par ses douleurs alors elle pense qu’elle est la solution enfin le remède alors qu’en fait quand l’âme essaie de se soigner toute seule elle fait pire et encore pire merde alors. Je crois que ce qu’il faut c’est tout abandonner à Dieu et avoir faim de lui mais je n’ai jamais appris cet appétit ni aucun autre ». 

*

en ce moment plus que jamais, j’ai l’impression d’être en sursis. 

je crois que c’est ça connaître la brûlure.

c’est savoir à quel point tout peut si vite partir en fumée. 

cette sensation, froide, métallique, que si je suis satisfaite (mais de quoi?), la vie le verra et la vie y verra : une provocation. 

un jour j’ai rencontré quelqu’un qui éprouvait ça aussi.

souvent il disait.

et le il disait très naturellement : « quand j’apprends une bonne nouvelle, j’ai le sentiment qu’il va m’arriver quelque chose d’horrible ». 

c’est exactement ça. 

dès qu’il se passe une chose nouvelle et joyeuse, une nouvelle rencontre, un nouvel amour, une réussite, même infime, un projet de voyage, trois fois rien, c’est simple, j’ai tout de suite peur qu’une catastrophe se produise – le plus souvent : que quelqu’un meure.

c’est ridicule, absurde, mais systématique. 

c’est comme une balance qui devrait nécessairement pencher du mauvais côté. 

comme si le cœur était trop lourd et la plume trop légère pour qu’Anubis laisse passer. 

alors courir, errer, ne jamais s’arrêter pour que la vie ne voit jamais la dette que je lui dois – ma dette de joie. 

*

j’ai rêvé que * faisait la course avec un cygne. 

à mon réveil, j’étais angoissée. 

pour changer. 

je pensais : chant du cygne ; je pensais : mauvais signe. 

je n’arrête pas de penser à ce rêve, à l’image de la course, aux ailes du cygne grandes ouvertes frôlant l’eau. 

à * nageant à côté. 

c’était sur le lac d’Annecy – où d’ailleurs tous les cygnes sont en train de mourir mais ce n’est pas un rêve, c’est la réalité. 

le cygne n’était pas menaçant. 

mais il voulait gagner. 

c’était beau, sportif comme moment. 

peut-être qu’à force d’y penser, j’ai réécrit le rêve. 

pour l’amener dans la bonne direction. 

pour que le cygne perde. 

et que le sens du rêve soit porteur d’espoir. 

comme si ça changerait quelque chose. 

alors qu’en vrai : quand la vie décide d’être une conne, elle se fout de nos rêves et de leurs interprétations.

la vie ne Google pas “rêve cygne symbolique” pour se donner du courage. 

elle ne relit pas plusieurs fois « en Chine, le cygne est vu comme un symbole d’harmonie et de longévité » pour se rassurer.

la vie elle s’en fout. 

que nous soyons des cygnes ou des humains faisons la course contre eux. 

que tous les cygnes du lac meurent parce qu’ils mangent du pain. 

que l’on tue les cygnes ou que l’on rêve d’eux. 

la vie elle s’en fout.

*

et pourtant, je suis revenue. 

et j’ai pris le risque de m’ancrer.

de dire, je suis heureuse ici. 

de dire, je suis heureuse. 

combien de temps avant que la balance ne perce l’esprit ? 

qu’un fantôme prenne le dessus et dise : quand on aime il faut partir, partons. 

pour le moment, je résiste.

je prends la mesure de la terre autour de mes récentes racines. 

elle est meuble, je m’y allonge.

et Yaryna Chornohuz écrit :

« si nous restons en vie,
j’essaierai pour la première fois
de planter une tige dans un champ
épargné par les mines
« .

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