
autoportrait volé, ça faisait longtemps, ça sera le totem de cette note.
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« la nuit nous offre tout à part demain », dit un vers que j’ai collé hier.
tout à part demain.
je peux tout donner sauf du possible.
c’est ça que ça veut dire.
je peux m’abandonner à cet instant, je peux donc abandonner le temps, mais je ne peux pas donner demain.
c’est comme ça.
mon horizon est une espèce protégée et j’aimerais qu’il ne soit jamais une espèce menacée.
tout à part demain.
le vers a beau le dire, et moi j’ai beau le dire, et tout autour a beau le dire, l’éphémère s’enfonce quand même dans ma bouche.
c’est comme ça.
« la nuit nous offre tout à part demain
comme elle j’habite le monde en vague :
transitoire et suspendue
à des rencontres migratoires ».
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« C’est toi qui a écrit ça Camille ? »
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« Selon l’Union internationale pour la conservation de la nature, en 2022, sur 147 517 espèces étudiées (animales et végétales), 41 459 sont considérées comme menacées (soit 28 %). Parmi les espèces menacées recensées, 9 065 sont en danger critique d’extinction, 16 094 sont en danger et 16 300 sont jugées vulnérables. »
parmi toutes ces espèces, qu’en est-il de mon horizon ?
un nuage s’effile sur l’aiguille, un nuage s’effile sur ma rétine et s’y imprime en brouillant tout ce qui est autre que ce nuage qui s’effile.
un nuage s’effile sur l’aiguille et je me dis : merde, ça y est, 16 301 sont jugées vulnérables.
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26 juillet.
il a neigé sur le Buet.
c’est tellement joli.
le Buet où je voulais mettre les pieds.
le Buet où je ne peux mettre que les mains pour dire : « il a neigé sur le Buet ».
je le vois depuis la vallée. je le vois d’en bas. je le vois de l’envie d’y mettre les pieds. je le vois seulement des mains pour écrire que je ne peux pas y aller.
c’est parfois mieux comme ça.
vouloir y aller mais n’y mettre que les mains, de peur de s’y briser les pieds.
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il y a des sentiers, il y a des sentiers même partout, mais j’ai fait de mon horizon une espèce protégée.
je veux le protéger des autres mais comment le protéger de moi ?
la question tourne dans ma tête.
comme une fumée, je la vois flotter puis je la vois se transformer, se fondre dans l’espace jusqu’à qu’elle devienne autre :
je veux le protéger des autres mais faut-il vraiment le protéger de moi ?
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au niveau écosystémique, un lac ou un torrent de montagne est beaucoup plus fragile qu’une forêt.
je me sens chez moi dans la forêt mais je me suis toujours sentie plus proche de l’eau.
moi. parfois flaque, parfois marée.
forcément : Bachelard, la théorie des éléments, etc, etc.
toujours Bachelard d’ailleurs.
alors je reprends L’Eau et les rêves.
« L’eau est vraiment l’élément transitoire. L’être voué à l’eau est un être en vertige. ».
la forêt m’inspire une force que je n’ai pas.
si j’étais une forêt, ce serait le moment précis où je ne saurais plus comment pousser.
si j’étais une forêt, je serais la taïga qui s’auto-brûle pour se régénérer.
mais même ça, en ce moment, je ne sais plus.
je ne sais plus pousser, je ne sais plus bruler.
je coule, je ne fais que couler.
« L’eau est le tombeau du feu et des hommes ».
je m’enfonce dans mon tombeau.
noté en marge : « l’éthique de l’eau consiste à savoir mourir, à se laisser porter par le courant ».
accepter que j’ai perdu contre moi-même.
je me sens polluée, je suis une marée noire et je pense à ce vers collé l’année dernière :
« moi qui avais les couleurs d’un oiseau
j’ai vécu comme un ruisseau brisé ».
c’est ce qu’il se passe cet été.
moi qui avais les couleurs d’un oiseau, je vis comme un ruisseau brisé.
reconstituer le ruisseau en s’y laissant mourir.
accepter de couler en beauté plutôt que de flotter sans grâce.
Corinne Morel Darleux, etc, etc.
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c’est comme si j’avais écrit suffisamment de poèmes pour éclairer ma vie jusqu’ici.
il y a toujours des vers qui parlent pour moi quand je n’ai plus accès à la parole.
je perds la vue presque tous les jours et je ne fais pas grand chose d’autre que pleurer.
pleurer et boire.
un été aquatique. virée dans lea tombe-eau.
si on ne l’a pas vécu, on ne peut pas imaginer l’angoisse que c’est de perdre la vue comme ça.
comme ça, on marche dans les bois, comme ça, avant la conférence, comme ça, sur l’autoroute.
la perte de la vue, l’asphyxie complète des neurones, le grand rien entre les deux et la douleur hurlante qui vient après. et les jours d’après, encore asphyxiée, abrutie par un mal dont je me sens souvent la responsable.
alors la culpabilité, puis toujours au fond l’angoisse : de crises en crises, je deviens suspicieuse de ma propre vue. suspicieuse de ma propre vue et de la lumière en elle.
laquelle des deux est celle qui me fait perdre l’horizon ? la vue ou la lumière ?
en ce moment j’anime un festival qui s’appelle Rester Vivant.
je perds la vue presque tous les jours.
mes cernes ont des cernes.
mes entorses ont des tendinites.
et mes désirs ont un goût amer.
Rester Vivant.
la vie n’a jamais été aussi ironique et je n’ai jamais aussi bien senti la différence entre être et rester vivant.
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j’apprends beaucoup de choses sur les parasites, ou plutôt sur le parasitisme.
le bostryche tue les épicéas. mais le bois mort des épicéas permet la régénération de la forêt.
la renouée du Japon tue les plantes autour d’elle. mais ses racines permettent la régénération des sols.
le parasite est la racine de la régénération.
je suis mon propre parasite, il n’y a aucun doute là-dessus.
après avoir couler, il faudra tout brûler.
que le feu lave l’eau, lave moi, lave tout.
quitte à tuer les épicéas et les plantes autour.
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une phrase du spectacle, écrite il y a un mois et demi au moment de sa préparation : « il faut partir d’ici ou comme le sable dans tes yeux tu finiras par bruler aussi ».
je n’insiste pas une fois de plus sur la prémonition, l’éclairage des vers et tout et tout.
mais quand même.
cette histoire de sable qui brûle les yeux à l’heure de la vue qui s’en va si souvent. quand même.
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« consommer c’est décidé. »
j’ai consommé mon corps jusqu’à l’excès.
consomme mon corps des corps des corps étrangers. mangé mon foie mon horizon mes rêves.
je n’ai rien décidé.
reprendre mon corps.
« la solution est locale. »
reprendre l’espace.
reprendre et soigner.
arrêter de consommer les choses qui me consument.
les choses qui en fait me consomment.
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« où sont les cordes qui tirent la pierre vers le bas ? »
je lis L’univers erratique de Yona Friedman.
je lis ou plutôt je parcours.
soirée vol plané.
je découvre l’adjectif erratique.
qui n’est pas fixe, errant, instable.
Yona Friedman dit que l’univers est erratique.
que la seule loi qu’il suit c’est de n’avoir aucune loi.
il ne parle pas de chaos mais « d’un « ordre compliqué » où chaque cellule – granule ou être humain – vit avec les autres sans être maître et sans être esclave, et où autodétermination et interdépendance, solidarité et unicité de l’individu, s’harmonisent dialectiquement ».
je repense à un bout de poème collé en janvier.
« l’aérien sera-t-il doué pour les bas de la nuit ?
les limites de chez moi étaient une comédie
le domestique vient d’un vol de vide
je désire le vendre pour naître enfin
dans une solitude sans anesthésie
depuis nous j’éclaircis
je suis en relation avec l’univers
ma saison est nouvelle :
elle n’a plus besoin du rebord d’un notre
en son sein soudain le haut peut devenir
l’une des possibilités de ma peau multiple »
je repense à ce poème et je me dis, oui, en fait, c’est ça être en relation avec l’univers.
c’est chercher (car c’est un équilibre, donc c’est un travail) cette forme de vie où chaque cellule vit sans être maitre, sans être esclave.
c’est chercher cette vie libre, harmonieuse.
harmonieuse parce que compliquée.
libre parce que compliquée.
l’univers est erratique donc imprévisible donc créateur.
l’instabilité est créatrice.
mais elle suppose de savoir naviguer sur un ordre compliqué.
elle suppose de faire de sa vie un ordre compliqué.
car ce n’est que de lui qu’émergera quelque chose qui ressemble à la liberté.
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« L’œil lui-même, la vision pure, se fatigue des solides. Il veut rêver la déformation. Si la vue accepte vraiment la liberté du rêve, tout s’écoule dans une intuition vivante. ».
j’ai noté cette phrase. je crois que c’était de Bachelard.
là aussi, c’est pareil, se fatiguer des solides, ça veut dire se fatiguer des choses figées. ça veut dire devoir naviguer avec la vue déformée. ça veut dire que j’ai quelques points d’avance vu que je sais même conduire avec un début de perte de vue. ça veut dire qu’il faut accepter de la déformation. ça veut dire qu’il faut accepter de s’écouler autrement.
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la permaculture tient compte des espèces-amies : certaines plantes poussent mieux si elles poussent à côté de certaines autres. les carottes et les poireaux par exemple.
ça aussi, ça vient du festival.
mais je le retrouve aussi dans un bout du Coeur sur la table.
ça dit : comme pour les plantes, il y a peut-être certaines relations qui aident d’autres relations.
car ça dit aussi : « chaque relation est une créature vivante ».
alors moi, en pensant à tout ça je me dis : et si mon horizon était enrichi par les nuages, plutôt que menacé par eux ?
lui qui a peur de mes ailes, que ce passerait-il si l’horizon apprenait à voler ?
des vers me reviennent en nuées.
comme :
« à côté de toi
le soleil a l’air d’un pauvre
pourtant
des pensées d’ailes
me traversent parfois
retiens-moi de vouloir
un autre animal ».
ou encore :
« mon âme profonde est mariée à ce vol
autour de ta terre
mais ces pieds
ne sont pas les miens
si j’étais un oiseau
que dirais-tu
de mon costume de plumes ?
et des nuages
de la tempête à venir ? ».
ou enfin :
« si belle dans sa robe de vent
je prends sa danse dans les mains
rêve d’être d’air aussi
mais le haut n’y est pas
elle aime tellement partir qu’elle en serait
cigogne d’octobre »
d’une histoire à une autre, c’est toujours la même histoire.
toujours moi qui appelle les oiseaux.
toujours moi qui réclame des ailes.
il y a des oiseaux dans beaucoup de mes poèmes. je m’en rends compte seulement maintenant.
cigogne, moineau, mésange bleue, rouge-gorge, pinson, cygne, buse, hibou, oiseaux, oiseaux, oiseaux, oiseaux. et tellement d’ailes.
eux aussi, comme moi, comme nous, resteront gravés au fond de l’eau.
c’est le dernier poème qui parle d’oiseaux qui le dit.
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c’est important de lire, mais plus important peut-être d’avoir lu.
c’est ce que j’ai découvert ici. en n’ayant plus le temps de lire autant. en lisant peu, en lisant mieux ? je suis contente d’avoir lu. d’avoir pris deux ou trois années à avaler des livres comme j’avale aujourd’hui des choses moins brillantes.
je regarde ma bibliothèque. un peu hagarde. comme toujours l’esprit dans l’air. comme toujours à la recherche d’une réponse, d’une phrase qui parle pour moi car j’ai perdu l’accès à la parole.
je disais dans la note précédente que j’écrivais pour faire de mon incapacité à dire une affirmation. j’écris pour ça, mais je lis aussi pour ça. pour que quelqu’un dise pour moi quand je ne peux plus dire.
alors une fois de plus je regarde ma bibliothèque à la recherche des mots des autres pour trouver la phrase qui pourra me sortir définitivement de l’eau.
je sens que l’eau s’éclaircit. qu’elle n’est plus le tombeau où je vivais il y a quelques semaines.
je sens que l’eau s’éclaircit et en regardant ma bibliothèque c’est Édouard Glissant qui me vient dans les mains.
Poétique de la relation.
et ce court passage : « Pour nous, pour nous sans exception, et quand même nous maintiendrions l’écart, le gouffre est aussi projection, et perspective d’inconnu. Par-delà son abîme, nous jouons sur l’inconnu. Nous prenons parti pour ce jeu du monde, pour les Indes renouvelées vers lesquelles nous hélons, pour cette Relation de tempêtes et de calmes profonds où honorer nos barques. ».
« cette Relation de tempêtes et de calmes profonds où honorer nos barques. »
honorer nos barques. honorer mes barques.
voilà un cap intéressant à avoir pour les prochaines semaines.
« tout gouffre est aussi projection ».
c’est vrai.
je joue sur l’inconnu.
je danse sur l’ordre compliqué de l’univers.
et j’apprends à être ni maitre, ni esclave.
décidée à mener cette vie harmonieuse parce que chaotique, libre parce que créatrice.
l’horizon ne doit pas craindre les nuages comme ma vue ne pas craindre la lumière comme la lumière ne pas craindre l’horizon.
etc, etc.