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je repense comme souvent à Bachelard et à tous les « complexes » qu’il identifie dans sa philosophie des éléments – le complexe d’Empédocle : vouloir se jeter dans le feu que l’on a soi-même allumé ; le complexe d’Ophélie : vouloir se laisser dériver dans les eaux du ruisseau dans lequel on s’est jeté ; et bien d’autres encore – qui sont autant de façons de nommer nos pulsions, de donner forme à l’inconscient, à travers un souhait particulier : celui de la substance dans laquelle on souhaiterait s’absoudre, se fondre, disparaître.
quand je vais mal, je me sens proche de l’eau, me laisse porter par un ruisseau, bercer par la mer, dérive, dérive, dérive, avant de remonter sur la berge, mouillée et avec le hoquet – plus ou moins comme dans le complexe d’Ophélie.
le feu, c’est plutôt quand ça va : j’allume des feux, je danse autour, me brûle un peu puis recommence.
un des complexes liés au feu que j’aime beaucoup est le complexe de Novalis. il se traduit par le besoin viscéral d’une chaleur partagée, du frottement au feu de l’autre, ou plutôt, au feu par l’autre. c’est quelque chose de l’ordre de la sexualité ou simplement peut-être de l’intimité. le complexe de celui ou celle qui formule ce souhait : j’ai besoin de me fondre en toi, m’y absoudre, disparaître.
je ne crois pas que je veuille me fondre en l’autre. je crois que j’aime, parfois trop, le feu, c’est vrai. mais je crois que le vrai problème est ailleurs, que mon vrai complexe est autre.
Bachelard ne l’avait pas identifié. normal, il me connaissait pas. mais moi je l’ai trouvé : c’est le complexe d’Orphée.
ce week-end, j’ai écrit une phrase en vue d’en faire un poème. elle nommait ce complexe. elle disait : « Orphée malgré moi, je suis de celles qui toujours se retournent ».
pour la faire simple, dans le mythe, Orphée part dans les Enfers chercher sa fiancée Eurydice, qui vient de mourir. grâce à sa musique, il réussit à convaincre Hadès et Perséphone, les gardiens des Enfers, de ramener Eurydice dans le monde des vivants. la seule condition à laquelle Orphée doit se soumettre est de ne pas se retourner pour regarder Eurydice avant la sortie des Enfers. mais bien sûr, Orphée se retourne pour s’assurer qu’Eurydice le suit vraiment, entraînant par ce regard en arrière, le renvoi cette fois définitif d’Eurydice aux Enfers.
pour dire la vérité, je me sens très proche de cette histoire dans ma manière d’aimer – certaines fois.
plus que le feu partagé de Novalis, mon feu à moi, c’est le feu des Enfers, le feu dans lequel on jette l’être aimé parce qu’on a voulu voir si c’était vrai qu’il nous suivait, qu’il nous aimait – et qu’on était sa préférée.
si je veux me fondre, ce n’est pas dans l’autre, ni même dans l’amour, mais dans la conscience toujours actualisée (et donc toujours assassine) que cet amour est en train d’exister. je veux me fondre dans le sentiment perpétuel d’être en train de vivre mon amour et surtout que mon amour est en train de me vivre, autrement dit : que je suis en train d’être aimée – quitte pour ça à tout gâcher.
voilà donc le complexe d’Orphée : préférer faire bruler l’amour plutôt qu’assumer sa fragilité, son risque.
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il y a un an déjà, ici j’écrivais :
« réécouter dix fois pour m’en persuader : je suis aimée.
je veux toujours tenir Eurydice par les yeux. serrer l’amour comme Lennie ses souris. ».
rien n’a vraiment changé depuis.
j’avais déjà identifié le problème, presque nommé le complexe.
mais c’est que j’avance à allure d’érosion.
une roche tombe, puis une autre, et une autre – et un jour la falaise à nu, et nous avec, enfin libres d’être tombé-es dans la mer.
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un soir en scrollant sur insta, je découvre l’existence d’une sorte de pieuvre appelée Argonaute qui a deux caractéristiques qui retiennent mon attention : 1/ la capacité de la femelle à sécréter, à partir de ses bras, une coquille dans laquelle elle se niche ; 2/ la capture, par la femelle toujours, de méduses pour se nourrir et surtout se constituer une protection contre les prédateurs.
je découvre ça après avoir écrit mon histoire du complexe d’Orphée.
et je me dis : bah oui, l’argonaute c’est moi.
je me suis égarée sur le chemin de l’évolution. cessé d’être méduse pour me changer en pieuvre. fabriqué une coquille à partir de mes bras, attrapé ma méduse et fait d’elle bouclier, nourriture.
et j’ai confondu le refuge et l’amour.
ça pourrait presque donner un nouveau complexe, le complexe d’Ovide : la métamorphose de quelque chose de vivant en quelque chose de rigide.
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en ce moment je regarde Sex and the City. je me refais toutes les saisons que j’avais plus ou moins suivi quand j’étais ado, à l’époque où ça passait sur M6, le vendredi soir vers minuit.
je fais ça, surtout, parce que je travaille sur les mythologies de l’amour hétéro.
je fais ça, aussi, parce qu’en ce moment je découpe et détourne un manuel d’éducation destiné aux jeunes filles datant des années 60. le livre s’appelle Au service de l’amour et j’essaie d’en faire des poèmes, de composer à partir de lui un autre récit de ce que peut faire, vivre, être un corps féminin. c’est pas évident vu le matériau de départ, mais j’essaie. ça prend la forme de poèmes-récit avec au centre une personnage qui décide, à rebours de ce qu’on veut lui vendre, de prendre le chemin des syllabes et des soeurs.
en fait, j’essaie de suivre toutes les ramifications qui font qu’on en est encore là et je découvre que toutes ces sources disent la même chose : nous sommes conditionnées pour considérer que notre valeur est relative à celle que nous accordera un homme.
qu’il s’agisse de bourgeoises de Manhattan parlant de fellation ou d’une catho des années 60 parlant de chasteté et de maternité, c’est toujours le même mythe de l’amour mâle qui seul pourra justifier et totaliser l’existence femelle.
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la psychanalyse nous a fait croire que la réponse à nos angoisses, à nos blocages, à nos répétitions, résidait dans nos histoires individuelles. un temps, j’y ai cru. peut-être aussi que ce n’est pas si faux. et puis moi, j’avais besoin de remonter aux racines du mal(e) familial. c’était nécessaire – remonter à l’origine de la silenciation pour être capable de prendre la parole.
mais aujourd’hui, plus j’avance et plus je me détache de mon histoire personnelle pour colmater mes failles. je cherche ailleurs les réponses, les remèdes et je regarde plus haut : dans cette grande histoire d’une domination aux multiples visages, toujours si apte à se réinventer, c’est-à-dire toujours à s’invisibiliser, vieille de dix mille millions de milliards d’années – et donc bien rodée.
je cherche à regarder en face ma position au sein de cet héritage, ma façon de continuer à l’alimenter et la possibilité de m’en délester.
je navigue entre mes contradictions, mon amour, mes idées, mes insécurités alimentées par une mythologie bien marketée, et quand je fais le bilan, je me dis que mon histoire de complexe d’Orphée ce n’est pas que ma peur de la perte, causée par mon histoire personnelle ou mes traumas favoris, c’est aussi le même venin inconscient qui sans cesse me murmure que ce n’est que parce qu’un autre me suit que je suis digne de vivre comme de chanter.
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j’ai écrit dans un poème récemment :
« je t’ai trouvé avant même de t’avoir quitté et j’ai noué mon avenir à tes cils.
progressivement, j’ai cru avoir le droit d’y mettre mon drapeau, revendiquer ma légitimité d’exproprier ce qui n’était pas moi.
progressivement, j’ai cessé de me battre contre le monde, presque suis devenue à son image – fasciste. ».
j’essaie d’être la plus lucide possible sur ma collaboration au projet hétéro-patriarcal. c’est peut-être le premier pas.
les choses communiquent. le monde et ses mythes nous contaminent mais j’essaie d’embrasser la responsabilité, peut-être de faire autrement, ou en tout cas de m’épuiser en cherchant à le faire.
faire en sorte que le regard en arrière ne soit pas destructeur comme il l’est pour Eurydice mais au contraire qu’il soit le point de départ d’une autre vie possible.
remonter à la racine et planter autre chose qu’une graine.
mais quoi ? je ne sais pas encore.
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alors, pour l’heure, je relis bell hooks, beaucoup, pour me persuader qu’il y a des façons d’aimer qui soient émancipées et émancipatrices, qui ne participent pas au mythe visant à soumettre l’existence femelle. je relis, je lis et j’écris, pour chercher la même chose au niveau du langage. écrire de façon émancipée et émancipatrice – pour les syllabes et les soeurs – même si j’écris sur mon amour.
et je continue à vivre, car il faut bien, et à aimer, « le deux le plus large possible » comme dit dans un autre poème, car restant persuadée que tout ça donne un goût particulier à la vie et ouvre, ouvre, « sur le plus grand nombre d’humains ».
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alors voilà. en bonne ancienne historienne, je remonte studieusement le fil de mon histoire contemporaine, jusqu’ici des années 60 jusqu’aux années 2000, avant de bientôt, passer le cap du nouveau millénaire, approchant ainsi un tout autre visage du mythe : la pornographie.
ça promet.
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en attendant, pour patienter d’ici la prochaine auto-analyse qui ne va pas vraiment quelque part, pas vraiment nulle part, pas vraiment autre part, voici un poème, écrit aujourd’hui, en parallèle de cette note.
j’espère qu’il vous plaira.
car tout ça c’est aussi un petit peu pour vous.
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« j’écris des poèmes dont je ne suis pas la source – la source est ailleurs, arabesque, danse.
moi j’ai le flanc en éventail, pas l’inverse.
c’est comme caresser du sel : c’est un désir salutaire uniquement sous la terre.
c’est comme – mais comme quoi, muse, pourquoi tu ne le dis pas ?
si même mon écriture n’est pas fiable – qu’est-ce qui peut l’être ? une sœur peut-être ?
tu pensais qu’il fallait comprendre mais rien de tout ça n’est concret : le mythe est l’ennemi et le poème le mensonge.
entre les deux, il n’y a qu’un pauvre geste de la main à la tentative d’un coeur – trois fois rien. »