une histoire de chaleur

début

ma tristesse est liée à la chaleur. ou plutôt : à l’absence de chaleur. 

je répète inlassablement les mêmes choses. 

j’en parlais déjà

je tourne toujours autour des mêmes obsessions. 

quand je suis triste, je deviens une enfant qui pleure, et qui, si personne ne s’en enquiert, qui meurt de froid. 

comme : la petite fille aux allumettes. 

personne ne m’en achète, mais en fait surtout : personne ne me regarde, alors je meurs de froid. 

en l’occurrence, souvent chez moi, ce « personne » qui me fait mourir de ne pas me regarder, c’est souvent la personne que j’aime. 

dans ces moments, j’attends d’être consolée, d’être réchauffée. et si la chaleur ne m’arrive pas d’ailleurs, alors je meurs. 

le truc un peu cocasse (comme mon père qui meurt le jour de ma fête), c’est que la vie a mis sur mon chemin quelqu’un qui n’est pas capable de réchauffer quiconque le lui demande. 

qu’on s’entende : il peut être la personne la plus expressive et aimante et douce que la Terre ait portée comme le mec le plus distant et froid à partir du moment où on lui demande d’être expressif, aimant, et doux. la seule expression d’un « j’ai froid » l’empêche de produire et de donner la moindre forme de chaleur. pendant un temps assez bref, du genre quelques jours. et puis, quand le besoin s’est apaisé (ou a fait mine de), alors la production reprend, et avec elle, sa diffusion. et la chaleur à nouveau se répand. 

j’essaie de ne pas être trop dure, mais parfois, je peux pas m’empêcher de me dire qu’à la page « masculinité toxique » d’un manuel sur le genre masculin, il doit y avoir la description précise d’un phénomène du genre. 

le froid contre la demande de chaleur. 

dans ces moments, j’essaie, du mieux que je peux, d’être indulgente. indulgente avec le froid – celui que je ressens et celui que je reçois. 

mais quand même parfois, je me demande ce qui conduit les hommes à se comporter de cette façon, cette incapacité à donner à qui en a besoin, à qui le réclame.

quelque chose qui ressemble à la desérotisation que peut produire une conquête un peu trop facile à obtenir. 

ce même genre de bails bien toxiques. 

*

une autre notion sur laquelle je voulais écrire était ma part sauvage – ma difficulté à me laisser approcher parfois. 

la fête exacerbe tout. et c’est par la fête que je m’en suis aperçue. il y a des moments, des soirs, des fêtes, où les interactions me coûtent. désinhibée par « les alcools » (je reprends l’expression à Pizarnik), je n’hésite pas à repousser l’échange, à fuir la rencontre. oui, il est des fois où je n’ai juste pas envie de ça. alors je m’éloigne, rejoins la musique ou rejoins le connu, le déjà-plus-sauvage.  

plus généralement, il faut du temps pour m’apprivoiser et avant ça, je peux paraître froide, lointaine. 

par contre, si la magie de la rencontre opère, alors il n’y a plus aucune retenue et c’est la communion. 

comme si la distance initiale était le prix à payer d’une possible fusion à venir. il me faut un peu de temps pour m’assurer que la personne qui entre dans mon territoire est digne de confiance. 

longtemps, j’ai appris à être à moi-même ma propre meute. 

quand les coups viennent de l’intérieur, quand le loin, le temps, et le reste, on apprend à se faire meute à soi-même. 

et si maintenant les choses ont changé, que j’ai su refaire meute avec d’autres que moi, je sens qu’il reste en moi cette méfiance animale. 

en reprenant cette idée à l’aune de mon histoire de chaleur, je me demande si ma sauvagerie peut expliquer le fait que j’attende la chaleur uniquement de la personne dont je me sens la plus proche. 

celle qui m’a domestiquée. 

comme si j’avais élargi ma meute, mais trop peu. 

comme si nous n’y étions que deux. 

alors qu’en fait. 

plus, bien plus. 

et surtout, au-delà de ça, ou plutôt avant ça, moi-même : ma propre meute. 

il faut délocaliser la source de chaleur attendue. élargir sa réceptivité.

tout peut réchauffer. il faut juste s’en rappeler.

*

lors la conférence déambulée que je donnais lors mon festival préféré, j’ai lu des poèmes de Whitman. 

notamment : « à vous ». 

quelques ami-es présent-es à ce moment-la, pas forcément des lecteur-rices de poésie, s’étonnaient de découvrir de la poésie joyeuse, solaire, « positive » ils-elles ont dit, plus habitué-es qu’ils-elles étaient à mes poèmes à moi, beaucoup plus sombres, beaucoup plus tristes. 

j’ai souvent pensé mon écriture comme un exorcisme, comme un rééquilibrage. 

j’écris pour qu’on puisse dire de moi sans me connaître « ça se voit qu’elle a envie de vivre, qu’elle aime la vie ». pour que les gens qui me côtoient, celles et ceux qui ont passé la barrière, qui sont entrés dans la meute, puissent bénéficier du plus lumineux qu’il y a en moi. 

et pour ça : j’ai besoin de mettre l’obscur quelque part, d’en faire quelque chose. 

quand j’en aurai fini avec l’exorcisme (je me suis promis : trois livres pour ça et pas un seul de plus), j’aborderai autrement la poésie.  

peut-être. 

ou je ferai autre chose. 

d’autres spectacles. 

des romans. 

ou de la contrebasse. 

*

par hasard, toujours dans ma préparation de cette conférence, je suis retombée sur cet extrait des Quatre Quatuors de T. S. Eliot : 

« Point d’espoir hormis d’élire
L’un ou l’autre des bûchers
Afin d’être du feu par le feu racheté ». 

comme lui, je ne crois pas qu’il soit possible de vivre sans chaleur, sans brûler. alors, s’il n’y a point d’autre espoir et que « nous ne vivons, ne respirons / que par l’une ou par l’autre flamme consumé » (toujours T. S. Eliot), il va bien falloir l’assainir cette chaleur, celle qu’on demande, celle qu’on reçoit. 

et pour ça, il va peut-être falloir penser le froid pour pouvoir le comprendre et le comprendre pour pouvoir le combattre. 

peut-être que c’est parce qu’on a trop accepté de trembler qu’on en est là. 

*

interlude : quelques notes écrites en octobre 2023 ou survivre au love bombing  

je mange ma faim. m’enivre de sobriété. fait du manque une présence nouvelle, un excès de plus, excès de rien parce qu’en fait c’est toujours jouer avec la même frontière. 

c’est l’heure du chardon-marie. j’apprends à me passer de l’alcool, des substances et de toi. en échange, je garde le moi, le corps et les autres. il faut bien quelque chose pour remplir l’intérieur. quelque chose pour les dents, presque : quelque chose pour toi – ce week-end j’ai compris que les autres t’étaient plus nécessaires qu’à moi. 

c’est comme ça et ce n’est qu’à moitié triste. je me fais à l’idée. comme celle de n’avaler plus que mes rêves ou les autres. 

en ce moment, je m’éveille avant le soleil et je les écoute me dire à l’oreille : « bonjour Camille, il est 7h, c’est l’heure de se lever ».

je les écoute me dire à l’oreille, mais qui ? mes rêves ou les autres ? 

trop tôt pour le savoir. 

*

je fais comme si je ne pensais pas à toi. c’est probablement la chose la plus dure.

je m’enfonce dans les livres. je m’enfonce dans mes textes. je m’enfonce en moi-même. mais en fait surtout : je m’enfonce tout court. 

ça sera comment quand ça sera fini. 

je n’arrive plus à l’envisager avec légèreté. 

c’est bien. 

peut-être. 

ça veut dire que ça devient important. 

peut-être. 

parfois je crie. parfois je pleure. 

souvent. 

dans un vieux poème qui ne t’était pas adressé : 

« aujourd’hui l’insecte a les pattes cassées ». 

aujourd’hui l’insecte a les pattes cassées. 

ça veut dire que ça devient important. 

peut-être. 

parfois tu. 

non. 

toi tu ne cries ni ne pleures. 

toi tu vis. 

sans moi. 

c’est bien. 

peut-être. 

et moi. 

les pattes cassées. 

souvent. 

c’est sûr. 

c’est comme ça. 

toi tu dis. 

*

« Je fais semblant de t’ignorer comme ceux qui font semblant d’ignorer les volcans mais qui ont peur d’être consumés par leur lave. Je t’aime tant que je serais capable de faire semblant de t’ignorer jusqu’à ce que je disparaisse. ». 

*

l’amour est « un besoin de noeuds » écrit Erri de Luca dans Trois chevaux.

et quelques jours après, en lisant une histoire à I. : « Sermoifor est avec sa copine : leur danse est étrange. Ils se font des noeuds. ».

et encore quelques jours après. tout Angélica Liddell dans la gueule. plus tant des noeuds mais beaucoup de cordes. 

les citations de cette note viennent de là. 

*

« Le pacte avec le repos à été annulé et mes liens sont de plus en plus serrés. Ma passion se manifeste par des clous sur tes mains. Je suis comme celui à qui la discipline n’apprend rien. Tu mets le feu partout en moi mais je le comprends pas, tu me consumes mais je ne relève même pas. ». 

*

la passion, sa psychose. à mon tour donc. 

c’est marrant. cette arrivée tardive. je me demande ce que ça dit de moi, de nous. 

mais ça va mieux c’est promis, les jours passent et j’avale ma folie, j’avale les insectes dans ma gorge, les yeux dans mes nuits. 

je me retiens de dire s’il te plaît. de dire quoi que ce soit. presque de cligner des yeux. grands ouverts. et 3h du matin. des blattes plein la bouche. le plafond, ses allures de caveau. 

« Pour que je montre du doigt les étoiles, il faudrait que tu passes la nuit à me sauver la vie. ». 

*

on avait dit pas la folie. 

on avait dit reste sage. 

on avait dit. 

tu avais dit. 

moi j’acquiesçais mais je savais qu’il y avait toujours ce moment tapi dans ma gorge où l’esprit rate la vie. je n’avais pas imaginé que ça aurait cette fois la forme d’un baiser et de l’odeur de mort qui parfois le suit. 

*

« quand j’arrive à la fin de ton absence
je trouve l’obscurité du début de ma vie
et nous nous unissons avant d’être nés
 » 

*

mais heureusement, il y a le repli, il y a l’écriture. beaucoup d’écriture. c’est peut-être d’ailleurs la faute à ça. j’ai perdu mes repères dit Alice. alors ça prend cette forme. la réalité a raté l’esprit. mais j’écris, j’écris, j’écris. alors je m’en fous. c’est comme ça, moi je dis à mon tour. 

c’est le matin. 

je sors prendre l’air.

je zigzague entre les châtaigniers. 

deuxième nuit ici. j’ai presque pas pensé à ma vulnérabilité. à mon corps si faible au bout de ce sentier de forêt. 

hier les souris m’ont sauté dans les bras. toute une famille dans un tiroir. 

je redécouvre le silence, ce silence d’oiseaux, le héron sur le lac le matin, le colloque des corbeaux à la tombée du jour, la solitude de la chouette à celle la nuit. un silence d’oiseaux. 

l’air est pur et mes poumons aussi. 

je colle, j’écris, je lis. 

réfléchis aussi toujours beaucoup trop. 

et si. et si. et si.

mais je m’accroche à l’idée que les souris finiront par manger les blattes. 

manger mon mal avant ma traîtrise. 

*

est-ce que je me venge en t’écrivant un spectacle qui commence par une séparation ? en écrivant un désespoir qui n’est autre que le mien. une psychose. en imaginant te voir dire : « depuis qu’elle est partie je ne parle presque plus ». 

car c’est moi pour le moment qui ne parle presque plus. qui ne parle tellement plus que chaque jour je rapetisse un peu plus. 

petite. 

petite. 

transparente. 

pauvre. 

*

« Aujourd’hui, j’ai assez de peine pour abattre tous les arbres d’une forêt. ». 

*

tu me dis : « mais c’est quoi l’arbre pour toi ? ». 

et moi, laissée stupide par cette question : « je sais pas trop, pourquoi ? ». 

« tu écris quand même un livre qui s’appelle Les Branches des autres ». 

c’est vrai. et à bien y réfléchir, c’est pour ça que ça m’a laissé un peu sans voix. parce qu’un arbre c’est tout ce que je suis pas. c’est pour ça que les autres ont des branches et pas moi. 

*

tuer l’espoir que quelque chose d’autre arrive pour que quelque chose d’autre puisse arriver. 

c’est la seule solution. 

alors je tue, je tue, je tue et j’attends que ça naisse. 

*

« L’interprétation donnée par Kierkegaard du mythe d’Abraham est la suivante : nous devons être prêts à tuer ce que nous aimons le plus pour qu’on nous le rende. ». 

*

j’avais écrit le passage plus haut avant de tomber sur cet analyse du mythe d’Abraham. comme quoi certaines choses sont profondément ancrées. 

*

reprise du début et fin 

être prêt-e à tuer ce qu’on aime le plus pour qu’on nous le rende.

être prêt-e à perdre pour pouvoir gagner.

il y avait déjà en octobre les germes de la solution.

car en fait, c’est pas vraiment une histoire de chaleur, mais plutôt une histoire de pauvreté.

le problème de la petite fille aux allumettes, c’est pas tant que personne ne lui achète ses allumettes. c’est qu’elle se retrouve à devoir en vendre. et dans la rue, et dans le froid.

le problème est antérieur à l’indifférence des passant-es.

il est dans sa condition, dans sa condition misérable d’enfant pauvre.

dans ma condition misérable d’enfant triste.

il vaudrait mieux brûler les passant-es plutôt que de s’exposer à leur indifférence. 

il vaudrait mieux brûler ton froid que d’attendre ta chaleur. 

mieux te brûler toi. 

on n’achèvera pas la chaleur, pas le désir de la sentir, mais peut-être pourra-t-on brûler la toxicité de son jeu, de ses règles où est perd chaque fois. 

dans la nouvelle qui donne son titre au recueil Ce que nous avons perdu dans le feu, Mariana Enriquez, raconte l’histoire de femmes décidant de s’immoler pour protester contre les violences faites aux femmes.

il n’y a plus de concession possible.

il faut apprendre à retourner la chaleur contre soi.

changer le froid en armes.

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