le fleuve pollué


une séquence de télé-réalité fait parler d’elle. 

c’est un extrait de La Villa des cœurs brisés, une émission où les candidat-es sont accompagné-es par une thérapeute, par le biais de coachings en groupe et en privé, pour se reconstruire affectivement. 

dans cet extrait, un participant demande à une participante s’il peut l’embrasser.

celle-ci refuse, dit avoir besoin de temps. 

il répond : « pas de problèmes, c’est ok ». 

on pourrait croire que ça en restera là, mais sur les réseaux sociaux, les gens aboient. 

ça ne va pas en rester là. 

« comment ça c’est ok ? et puis quoi encore ? ». 

« c’est vraiment n’importe quoi cette ère post me too ». 

« jusqu’où ira-t-on dans ce délire avec le consentement ? ».

*

la veille, avec une copine, on parlait de la frustration que l’on avait pu ressentir dans certaines relations avec des partenaires masculins lorsque ceux-ci ne nous précédaient pas dans l’expression du désir d’avoir un rapport sexuel, voire carrément, manifester ouvertement un refus d’en avoir un.

ça faisait chaque fois comme une blessure à l’ego. 


quelque chose qui contredisait l’inconscient de nos sexualités. 

qui contredisait ce sur quoi il repose : le désir de l’homme braqué en permanence sur nos corps de femmes. 

notre statut d’objet, tellement intériorisé, qu’il nous paraît aujourd’hui presque plus normal qu’un mec veuille nous violer plutôt qu’il n’ait pas envie d’avoir une relation sexuelle avec nous. 

c’est là où en fait, entre l’histoire du bad buzz consentement sauce télé-réalité et ce fragment de réflexion entre copines, il n’y a pas vraiment de différences : ces deux exemples résonnent ensemble. 

ils sont simplement deux facettes de la culture du viol. 

*

j’avais commencé à écrire ces notes il y a longtemps. 

cette semaine s’est ouvert le procès de Dominique Pelicot et des 51 hommes accusés d’avoir violé Gisèle Pelicot, sa femme, avec la complicité de celui-ci. 

de mon côté, je reviens d’une semaine, passée avec “ma famille” (les guillemets me paraissent de plus en plus approprié) où j’ai subi à nouveau toute une panoplie de violences psychologiques et verbales, de menaces, d’abus. 

c’était entre inattendu et très prévisible. 

il n’en fallait pas plus : ma confiance s’érode, ma confiance en la vie qui butte sur son absurdité, sa violence, crue, métallique. 

tout si vite bascule. un somnifère bien dissimulé, encore et encore, et l’existence déchirée. 

et tout ça existe. est vrai. 

combien sont-elles en ce moment même à s’endormir malgré elles ? 

*

La Nuit du 12, est un film de Dominik Moll. 

inspiré du meurtre non-résolu de Maud Maréchal, il raconte l’enquête qui suivit le meurtre d’une jeune femme, Clara, brûlée vive un soir d’octobre. 

en plus de l’horreur du crime évoqué, une scène de ce film est venue nourrir tout mon dégoût et ma désespérance. 

la voici : découragé par les balbutiements de l’enquête, disons le, par son échec, l’inspecteur en charge de celle-ci confie son désarroi à propos des hommes – une dizaine – suspectés du meurtre : ce qui le hante, avoue-t-il à la juge qui l’accompagne, c’est que tous sans exception pourraient l’avoir fait, tous pourrait être les coupables. 

c’est une façon pour le film de nous dire : oui, all men.

même si ça rend fou de se le dire, même si ça hante : tous, ont ce potentiel. 

ça vaut dans ce film comme dans la vie. 

*

je réfléchissais, je ne sais plus, si c’était avant ou après que ces choses s’ouvrent, se ré-ouvrent, se dévoilent, à la difficulté de vivre une relation hétérosexuelle dans une société telle que la nôtre – difficulté parce que conscience permanente de reproduire des schémas de domination (Juliet Drouard, etc., etc.). et j’en suis venue à l’analogie suivante : en tant que femme, vivre une relation hétérosexuelle, c’est comme boire l’eau d’un fleuve pollué et ne pouvoir boire que cette eau-là pour pouvoir survivre.

il serait vain de chercher uniquement à assainir l’eau de la rive où nous buvons. 

et vain également de blâmer le seul fleuve pour sa qualité. 

il faut remonter à la source, identifier l’origine des polluants et la structure qui leur permet de se déverser.

et il faut se battre pour transformer sa qualité, pour assainir, pour nettoyer. 

car il en va de notre vie. 

j’en suis de plus en plus persuadée. 

*

voici en guise de fin, un poème composé avec l’ultime découpage qui viendra nourrir mon Livre de l’amour – pour lequel je n’ai toujours pas de titre. 

il s’agit du découpage de certains chapitres de La Salope éthique, qui se définit comme un « guide pratique pour des relations libres sereines ». 

ce poème a été collé avec beaucoup de colère et paradoxalement comme souvent, avec beaucoup d’espoir – ou en fait, plutôt, beaucoup d’amour pour les syllabes et les sœurs qui partagent ce monde sale. 

j’en dirai peut-être plus quand j’aurai retrouvé l’usage de mon esprit. 

*

« votre plaisir rend le monde susceptible 

il veut vous confisquer l’expérience grande
sincère parce que réalité 

*****
moulant jusqu’à votre utérus 
vous interdisant toute place

c’est l’éventail humain 

où avoir des ennemis est généralement plus légal qu’un avortement et où toujours 
quelqu’un finit par dire : 

« et pourquoi vous vous voulez ville 

et pourquoi vous nagez la rue 

en fait simplement pourquoi 
vous promenez-vous sans nous 

peut-être aimeriez-vous vous faire violer 

salopes »

*****
il n’y aura jamais d’endroit où on ne vous dira pas de ne pas faire trop de bruit 

comme des clous à l’intérieur du sexe 
ils vous montreront comment être personne 

placard gentil 

mort que vous vous souhaiterez 
en vous disant :

à qui encore dois-je me mentir 
à qui encore me perdre 

c’est ce qu’ils attendent de vous 

le virus intériorisé que vous êtes légitime 
parce que toujours victime ou proie 

jamais parce que danger pour leur pouvoir non-désiré

non jamais parce que vous avez droit à être autre chose 
qu’un objet biologique logistique historique durable préconçu 

au service 

*****
ils autorisent 
ils refusent 
ils choisissent 

*****
pourtant
hors de ce cadre-là 

il y a la possibilité de vies qui ne nuisent pas 

exprimez-la

choisissez-la

vous la pouvez

ce n’est pas facile c’est vrai 
mais vous la pouvez 

aussi

même si on sera ensemble 

n’oubliez jamais 

l’univers ne vous voit pas –
ni vos parents ni vos enfants ni vos amis 

seul votre sang a l’œil 

possédez-le

il vous servira un jour à signer le testament
de toutes leurs volontés« 

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