nous allons nous retrouver dans deux jours et c’est comme si cette seule perspective me permettrait de me lancer dans l’écriture de cette note qui traine pourtant depuis plusieurs semaines dans ma tête.
nous allons nous retrouver, peut-être pour décider de ne plus nous retrouver après, et étrangement même cette perspective m’apaise.
nous allons nous retrouver, peut-être pour nous séparer, mais qu’importe, puisque dans l’intervalle, j’aurai ré aperçu ces yeux sans lesquels j’ai du mal à me sentir exister.
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j’ai passé presque trois semaines à Paris.
c’était évidemment pas prévu. moi qui venais tout juste de m’installer en Ardèche, mais toujours le rodéo, et l’animal blessé.
j’en repars avec beaucoup de gratitude et beaucoup d’amour pour les ami-es que j’y ai retrouvé-es, qui m’ont supportée pleurer pendant des heures avant que leurs conneries et l’ivresse m’aident à m’oublier.
lundi soir, je prenais un verre avec un ami poète et je me plaignais de la précarité de cette vie d’artiste que je m’imposais, que l’on s’imposait.
je lui disais : « mais tout ça pour quoi ? n’avoir jamais une thune ? lutter pour obtenir une reconnaissance tellement relative, pour à la fin être lu-e par quoi ? 400 personnes ? ça me paraît parfois si absurde de faire tout ça pour quelque chose de si fragile… ».
et il m’a dit : « mais on n’a pas le choix ».
pas le choix de cette vie-là car il n’y en aurait pas d’autres où il serait possible de vivre en se sentant vivant-es.
et c’est vrai.
il m’a confié que la dernière fois qu’il avait eu un emploi qui lui assurait une reconnaissance sociale autant que des revenus stables, il était parti parce qu’il y étouffait.
un bon nombre de mes notes de 2023 évoque un sentiment similaire. j’ai quitté un emploi qui me plaisait mais qui, tout simplement, n’était pas assez.
en écrivant tout ça, je repense à ces vers de Char, issus d’un poème que j’avais longtemps mis en fond d’écran de mon téléphone, comme pour me forcer à y croire : « nous sommes venus ici car là où nous étions ce n’était plus possible. ».
ce n’est peut-être pas facile, certes, mais ailleurs, ce n’était plus possible.
c’est aussi simple que ça.
pour autant, dire ça, ça ne revient pas à dramatiser cette idée et à la renvoyer à la nécessité vitale qu’en faisait par exemple un Rilke (« demandez-vous si vous mourriez s’il vous était interdit d’écrire »). je pense au contraire qu’assumer ce mode de vie nous renvoie au choix (plus ou moins conscient) qui l’a initié et dont la force s’est peut-être dissoute au fil des difficultés.
ce n’est pas une question de vie ou de mort mais une question de sens et d’identité.
j’ai choisi cette vie parce qu’il n’en était pas une autre où il m’était possible de me sentir vivante de cette façon-là, où il m’était possible de me sentir moi-même de cette façon-là.
je l’ai choisie parce qu’elle était la seule à m’apparaître sensée.
tout ça peut changer, évoluer, mais aujourd’hui, c’est dans cette vie que je veux batailler et donc croître.
je n’ai pas pu m’empêcher, en rentrant chez Nico ce soir-là, de transposer cette idée à ma relation avec A.
il y a déjà eu des relations plus simples et il y en a probablement mille autres qui n’attendent que d’être vécues et qui pourraient l’être aussi. mais il est certain que j’y étoufferais.
j’ai choisi cette relation, et ça aussi, les difficultés me l’ont peut-être fait oublier.
c’est précaire, c’est fragile, c’est compliqué, et ça paraît si souvent absurde, mais c’est cet amour que j’ai choisi, ce chemin où nous sommes si souvent tentés de sauter dans la mer plutôt que de continuer à marcher dans le sable.
dans un cas comme dans l’autre, j’ai décidé d’habiter quelque part « entre la mort et la beauté » (toujours Char) parce que c’est ici que mon chaos a subitement trouvé un sens.
et j’ai souvent tendance à l’oublier – en fait, dès que ça devient un peu compliqué.
alors, se le rappeler aussi souvent que possible : rien ne sera jamais simple, mais c’est moi qui en ai décidé ainsi.
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bien sûr, ce serait trop facile de s’arrêter là.
de faire comme si nos vies n’étaient que la résultante d’une succession de choix individuels, faits en toute liberté. indépendamment des conditions matérielles qui nous permettent d’exister. des possibilités qui nous sont offertes avant même que l’on ait pu apprendre à parler.
comme si nous pouvions échapper aux structures qui nous surplombent et nous écrasent, plus ou moins discrètement, plus ou moins volontairement.
comme si nous pouvions nous regarder avec la sensation d’être en pleine possession de l’image que l’on découvrait dans le miroir.
comme si un face-à-face entre nous et nous existait.
alors que tout ça, bien sûr, n’arrive jamais, n’existe nulle part.
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par exemple, prenons le cas de mon corps féminin.
comment le regarder indépendamment du regard que l’on fait peser sur lui depuis que je suis née, ou, plus véritablement, depuis qu’il est né, c’est-à-dire, depuis qu’il s’est “développé”, c’est-à-dire, pour le dire plus vite, depuis qu’il est devenu baisable ? comment le penser indépendamment de ce qu’on attend attend de lui ? par exemple, cette nécessité de l’être, baisable, mais sans jamais l’être trop ?
tout ça est possible, évidement, mais ce n’est pas forcément spontané. en fait, disons qu’en arrière-fond, il y a toujours ces attentes qui ne sont même pas les miennes et que personne n’ose dire à voix haute mais que tout le monde formule, inconsciemment.
j’ai été façonnée par ce monde que je n’ai pas choisi, par ces attentes que je n’ai pas choisies, par des yeux dont je n’ai même pas choisis qu’ils se posent ou pas sur moi.
et je serais censée supporter un miroir toute seule.
bien sûr.
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le hasard de l’actualité culturelle a fait se côtoyer dans mes choses vues-lues récemment, le récit-essai Pour Britney de Louise Chennevière avec le film The Substance de Coralie Fargeat.
chacune à leur façon, elles m’ont permis d’en arriver à cette conclusion du miroir parasité et de la nécessité de nettoyer ce qui l’obstrue pour mieux raviver son vide – et enfin l’accepter.
dans Pour Britney, Louise Chennevière montre à travers l’analyse des destins croisés de Britney Spears et de Nelly Arcan, la façon dont les corps féminins sont inextricablement liés au regard masculin – « c’est peut-être ça ne plus être une petite fille, savoir qu’il y aura toujours quelqu’un pour vous voir, pour glisser un regard derrière un rideau, pour vous épier, vous surveiller et pour, vous désirer, que vous le vouliez ou que vous ne le vouliez pas » – sans qu’il soit possible, malgré une conscience de cette emprise, de s’en défaire totalement – « n’avoir pas réussi à se sortir de là, malgré tous les livres lus, malgré tous les diplômes et toutes les réussites, de se penser encore à travers le regard de tous les vieux pervers du monde, mais. C’est parce que ce ne sont pas seulement, les vieux pervers, non, ce serait trop facile, c’est parce que le vieux pervers n’est pas un individu particulier mais, une manière de voir qui circule partout, et même dans le regard des garçons qu’on aime, et alors ça vous brise lentement, pernicieusement ».
elle retrace la trajectoire de ces femmes portées aux nues puis brûlées vives sur un plateau TV et y mêle des récits amers puisés dans son histoire à elle. elle en appelle à un monde où les corps féminins n’auraient plus peur ni honte et pourraient s’abstraire de ces regards vitreux et libidineux, de cette morale qui oscille sans cesse entre l’exposition des corps et leur condamnation.
de la même façon, The Substance de Coralie Fargeat dit très bien tout ça. comment un corps féminin se perçoit d’abord à travers les yeux, aussi répugnants soient-ils, « de tous les vieux pervers du monde » – et ce jusqu’à la folie, jusqu’à la monstruosité.
de comment cette perception entraîne une mise en compétition des corps féminins entre eux et même, au-delà de cette compétition entre des corps distincts, s’insinue aussi à l’intérieur d’un même corps pour lui fait envier ce qu’un jour il a été, ce qu’un jour il aurait pu être.
un corps féminin ne gagne jamais, y compris contre lui-même.
partout c’est la mort et partout c’est le monstre.
dans ce monde-là, il n’y aura jamais de possibilité de supporter le moindre miroir.
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quand je juge ma vie d’artiste pauvre, j’imagine que je le fais avec des yeux d’actionnaires, un regard CAC40 tentant vainement d’évaluer une vie qui veut être seulement pensée à l’aune du poème.
c’est ça qu’il faut conjurer.
si j’oublie si vite mes propres yeux devant un miroir, c’est parce qu’il y en a d’autres qui sont rivés sur moi, et ce depuis toujours, des familiers, des inconnus, toujours si enclins à annihiler tout espoir que je ne sois pas simplement bonne à jeter.
c’est une si lente conquête.
pour certain-es tout ça est évident, pour d’autres, c’est déjà acquis, mais pour moi ça fait des années que j’y travaille – conquérir ce droit d’exister telle que j’ai décidé d’exister.
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récemment, je me suis sentie très proche d’un personnage. tellement proche qu’à la lecture du livre dans lequel évoluait ce personnage, j’étais mal à l’aise.
ce personnage, c’était Winnie d’Oh les beaux jours de Beckett, ce personnage féminin que l’on découvre enterrée jusqu’à la taille dans un monticule de terre, et qui s’évertue, durant toute la pièce, à conserver légèreté et optimisme face à cette condition.
tout au long de la pièce, Winnie se parle à elle-même et surtout elle parle à Willie, son partenaire, qui devient bientôt le garant de son sentiment d’exister, Willie à qui elle dit, lorsqu’elle se sait s’enfoncer en elle-même : « te sentir là à portée de voix et sait-on jamais sur le qui-vive, c’est tout ce que je demande ».
je me suis sentie très proche d’elle, récemment.
j’étais ce besoin d’être entendue et cette incapacité « d’ajouter un mot sans l’assurance que tu [aies] entendu le dernier ».
j’étais cette recherche désespérée d’une rive qui était des yeux qui n’étaient pas les miens – et qui étaient les tiens.
j’étais ce mensonge que la terre qui enserrait mon cou était tout à fait normale et que la seule chose dont il fallait me soucier était de savoir si j’étais bien coiffée.
j’étais ce besoin d’être sauvée, qu’à la différence de Winnie, je me fabriquais.
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des yeux répugnants des actionnaires aux yeux idéalisés de l’être aimé, la différence n’est pas si grande d’un point de vue existentiel. dans les deux cas, pour moi, c’est le devenir-monstre qui s’ouvre et me fait mourir derrière ma façade de fausseté et ce – et c’est difficile à croire – en dépit de mon rouge à lèvres.
alors, comme à chaque fois dans ces cas-là, il a fallu quitter la tombe pour retrouver mes yeux. c’était nécessaire pour ne pas finir avec des seins qui me sortent de la tête, avec mes sœurs gisant sur le tapis -j’aurais été ces sœurs.
et puis, il a fallu écouter ce que disait le miroir quand tout enfin était silencié.
et alors le miroir a dit : « ça va aller ».
c’était un mensonge mais c’était nécessaire.
maintenant me voici, couchée contre toi, finissant cette note, déjà un pas dans le sommeil que je retrouve peu à peu après ces trois semaines d’une longue traversée où j’ai appris à me libérer de mon besoin d’être par toi regardée, évaluée, pesée et sauvée. comme le dit un très beau poème d’Ingeborg Bachman : « Pour que rien ne nous sépare, chacun doit sentir / la séparation ; dans les mêmes airs subir la même incise. / Seules les vertes frontières et les frontières des airs / à chaque pas de vent nocturne cicatrisent. »
j’ai retrouvé mes yeux et donc mon horizon et j’apprends depuis à supporter un miroir.
pour ça, je n’ai pas de solution miracle : on a toustes quelqu’un-e à faire taire et quelqu’un-e même quelque fois à quitter. c’est je crois, sur cet unique aspect, un chemin individuel.
on n’a pas choisi d’être en vie, ni choisi d’avoir cette vie-là, mais on peut au moins faire semblant de choisir certaines choses.
les mots stupides qu’on écrit tard le soir.
le corps fragile contre qui on s’endort – tant qu’il veut bien de nous et qu’on veut bien de lui.
et le regard que l’on porte sur soi – et pour ça choisir tous les jours cet éternel travail qu’il faut nous sans cesse recommencer pour le laver du monde, des hommes et des actionnaires quand on est pauvre et poète dans un corps féminin.
mais le jeu en vaut la chandelle.
j’ai pu me regarder sereinement il y a quelques jours et je jure que c’était bien avant de retrouver tes yeux.
c’était à Paris, je sortais de la douche et le miroir était plein de buée.