cette note aura la forme d’une insomnie.
une insomnie qui a duré un mois.
*
il est 2 heures du matin.
la douleur me réveille et peu à peu s’emmêle avec la conversation que j’ai eue avant de m’endormir.
ça disait :
« mais qu’est-ce qu’on recherche à travers ça ?
_ la fin de l’histoire, finir par arriver au port. on ne peut pas faire que voyager. ».
je sais. c’est pour ça que j’ai décidé d’habiter à nouveau quelque part.
de là à penser que quelque part peut être port, c’est encore difficile.
je ne sais même pas si le lieu existe.
quand je demande à Chat GPT, il ne comprend pas la question.
moi-même je ne la comprends pas.
il est maintenant 3 heures et la douleur explose et je vois bien que le problème c’est la possibilité de la destination : je n’y crois pas.
est-ce qu’on arrive quelque part ?
ou est-ce que toujours seulement on passe, on flotte ?
*
la nuit continue à s’étendre et je convoque dans mon esprit les pensées amies, celles qui m’ont aidée, plus jeune, à domestiquer l’angoisse, à l’amaigrir.
ainsi celle de Jankélévitch.
il y a chez lui quelque chose qui me touche, comme la sagesse d’un vieil homme. peut-être parce que c’est comme ça qu’il s’impose dans mon esprit. en vieil homme. c’est probablement à cause des photos que je connais de lui. en tout cas, quoi qu’il en soit, il y a chez lui cette tempérance qui, parce qu’elle est aux antipodes de mon mode d’être, me fait du bien, me montre une autre voie.
dans L’Aventure, l’ennui et le sérieux, il étudie ces trois modalités d’être au temps, ces trois façons de s’y projeter, sans jamais n’en privilégier aucune : toutes ont leur importance, toutes sont essentielles – la vie ne peut pas qu’être aventure, pas qu’être ennui, pas qu’être sérieux, il faut des trois pour être.
ce qui importe, c’est la dialectique entre chacune.
finalement comme d’habitude, c’est l’équilibre.
et peut-être désormais dans le vocabulaire que je cherche à saisir, c’est la destination.
que l’aventure soit une île où en secret aimer Circé et que le sérieux nous fasse reprendre la mer.
qu’il y ait toujours cette certitude profondément ancré en nous qu’il existe un endroit où nous pouvons être chez nous et que cet endroit est parfois une ville, parfois une forêt, parfois une maison, parfois une personne – ou parfois plusieurs.
que même si l’on nous propose l’immortalité et que Calypso est d’une beauté divine, il faut quand même aller, prendre le risque de vexer les dieux, pour retourner dans un lieu où l’on a peut-être été oublié et où l’on va probablement rapidement s’ennuyer.
mais où il faut aller.
« parce qu’on ne peut pas faire que voyager. »
*
bien sûr, je divague.
je ne suis pas Ulysse et je n’ai même pas d’Ithaque.
quand j’étais enfant, j’ai beaucoup déménagé. c’est une habitude que j’ai repris dès que j’ai eu mes premiers appartements.
j’ai loué en dix ans plus de dix appartements et j’ai vécu dans au moins autant d’habitats aux contrats moins formels, dans les périodes intermédiaires, entre deux vraies locations.
ça fait beaucoup.
et pourtant, au milieu de tout ces mouvements erratiques – ils l’étaient la plupart du temps – il y a un endroit qui m’est apparu comme un chez-moi possible, au coeur même de mon effondrement : c’est ici, dans cette vallée qui ressemble si souvent à un parc d’attractions, où j’avais vécu seulement deux ans avant d’y retourner.
j’y suis arrivée comme j’y étais venue la première fois : en « fleur fanée » (l’expression est d’un ami chez qui j’ai vécu il y a trois mois) et me voici aujourd’hui, reprise dans le tourbillon des manèges de l’ici, de la nuit, du dehors – en somme : de l’aventure.
j’ai écrit sur instagram récemment : « je vais mieux, j’ai des cernes à nouveau. ». ça résume bien l’équation du moment, entre l’intensité avec laquelle les jours et les nuits s’enchainent et la sensation de ma joie retrouvée.
ce n’est plus comme autrefois.
pour le moment, dans mes cernes, il y a ma joie et ces nuits à pleurer de rire ou à aimer la terre entière et ces matins qui suivent, à rester au lit, jusqu’à s’en faire exploser le coeur ; il y a le stress des lectures publiques et de mon rêve qui se réalise ; et aussi bien sûr, il y a le plaisir insoupçonné que je prends à avoir un emploi qui me plait.
comme si tout cicatrisait. comme si toute la place était pour moi. comme si « rien » ce n’était plus ma vie mais c’était simplement « rien » et que ma vie était ma vie.
oui j’ai refleuri.
ça a été beaucoup plus facile que prévu : j’avais les dieux de mon côté et le vent dans le dos.
il y a des jours où j’éprouve une joie que j’ai l’impression de n’avoir jamais ressenti. une paix qui m’ancre très profondément, mais sans savoir dans quoi.
c’est peut-être une forme de sérieux, peut-être. je sens que certaines conditions présentes m’enracinent dans ma propre existence, me permettent d’accéder à un sentiment jusqu’alors inconnu. peut-être quelque chose de l’ordre de la reconnaissance, peut-être.
par exemple, l’autre soir je lisais des extraits des Branches des autres, lors du lancement de la collection dans laquelle le recueil a été publié, à la librairie L’Atelier, à Paris. il y avait bien sûr Nico dans le public, à qui j’envoyais, il y a quatre ans maintenant, les poèmes au rythme où je les écrivais. et, pendant que je lisais, un très court instant, comme une fraction de seconde, je me suis revue sur l’un des bureaux où j’ai écrit le poème que je lisais et j’ai eu l’exacte sensation du chemin parcouru – de la nécessité de m’exorciser, que je ressentais au moment où j’ai commencé ce livre, jusqu’à l’écoute attentive d’un public parisien.
la sensation du chemin parcouru.
évidemment, en sortant, j’exultais. j’exultais parce que j’hallucinais. j’hallucinais que ça m’arrive. que ça m’arrive à moi.
qu’une dépression se soit faite livre. et que ce livre devienne moments. et ces moments, fierté. et cette fierté, joie. et cette joie, confiance – soit l’état contraire à celui qui l’a rendu possible.
en fait, si les sensations que j’éprouve me paraissent inédites, c’est parce qu’elles sont pour la première fois le fruit d’un accomplissement, de quelque chose qui s’est longtemps nourri d’ombre, longtemps et intensément, pour finalement se muer en lumière. c’est cette phrase de Bachelard dans la Psychanalyse du feu : « alors le feu qui nous brulait, soudain nous éclaire. ».
un poème après l’autre, j’ai cru à ce livre et ce livre, quatre ans plus tard, a fini par naître.
tout ça est bien sûr extrêmement relatif et n’a de sens qu’à l’échelle de ma vie, mais pour moi, c’est un petit événement : pour la première fois, j’ai cru à la destination, et j’ai continué à garder mon cap, malgré les pauses insulaires, les sirènes et les noyades, j’ai cru à la destination, peut-être sans me l’avouer, mais force est d’admettre, que ça à fonctionner – même si encore une fois, tout ça n’a de sens, qu’à l’échelle de ma vie.
*
aussi, bien sûr, je n’ai le sentiment d’être arrivée nulle part.
l’accomplissement dont je parle ici est plutôt la conscience que quelque chose s’est mis à bouger, s’est enclenché, m’a entraîné, de façon toujours hasardeuse et précaire, et que je me suis accrochée à la seule volonté d’aller.
et c’est peut-être ça qui me permet de me réconcilier finalement, maintenant que j’y réfléchis parce que je ne dors pas, avec l’idée de destination : en fait, elle n’est pas un lieu, elle est un mouvement.
en ce sens, je veux bien y croire.
*
et c’est comme ça que je me suis mise à penser à l’utopie.
notamment telle que la pense Walter Benjamin.
j’en profite d’ailleurs pour faire une parenthèse : récemment est sorti destins critiques de Walter Benjamin, un livre collectif porté par le collectif volodia et édité par les éditions abrüpt. j’ai eu la chance d’y proposer un poème réalisé à partir du collage de l’introduction de Paris, capitale du XIXème siècle. c’est un livre qui comprend des propositions critiques, poétiques et artistiques de grande qualité, qui permettent d’aborder l’oeuvre de Benjamin sous l’angle de la contre-féérie. il est disponible à la commande ou en ligne gratuitement.
Benjamin donc.
qui fait de l’utopie non un objectif figé – où la destination serait un lieu – mais une force susceptible de suspendre le cours de l’Histoire pour le reconfigurer – la destination comme un mouvement, ici révolutionnaire.
l’utopie est chez lui la possibilité d’un autre avenir que celui qui s’amène malgré nous, qui s’amène contre nous.
ce n’est pas simplement un espace-temps auquel on accède, c’est tout ce qui le rend possible – presque, la possibilité elle-même.
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quand on était en voyage avec A., j’avais eu l’idée d’un spectacle, à mi-chemin du cirque et du théâtre, que je voulais écrire pour lui.
ce spectacle était une critique d’un certain entre-soi que j’identifiais dans les territoires d’Ardèche où nous vivions alors et qui, en dépit de toutes ses bonnes volontés écologiques et sociales, n’en restait pas moins bien souvent apolitique, profondément contre-révolutionnaire malgré lui.
ce spectacle devait mettre en scène un personnage idéaliste et naïf, à mi-chemin du Baron Perché de Calvino et du Quichotte de Cervantès, nous présentant le lieu de vie dans lequel il venait de s’installer, véritable havre de paix bien éloigné des préoccupations et des tourments du bas-monde grâce à une installation ingénieuse permettant aux habitant-es de vivre sur des fils en hauteur, en parfaite autonomie et sans aucun lien avec « le bas ».
l’idée était que l’ébranlement progressif de la structure (mais je ne suis ni ingénieure, ni technicienne, ni circassienne, donc faute d’avoir le temps et les moyens pour réfléchir à celle-ci, j’ai délaissé ce projet), permette de questionner les limites de l’utopie telle qu’envisagée par le personnage de la pièce et de poser la question de sa porosité : même loin et même haut, est-il vraiment possible de faire fi du monde et d’échapper à son effondrement ?
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décidément, cette insomnie m’entraîne sur des sentiers éloignés, comme ici, au fin fond de la forêt d’araucarias dans laquelle est né ce spectacle avorté.
mais tout ça fait sens : dans ce spectacle, c’était la clôture de l’utopie que je cherchais à malmener. son caractère figé, statique.
en d’autres termes, c’était l’idée de destination comme lieu, plutôt que comme mouvement.
nous y voilà.
plus d’un an après.
*
je perds mon fil mais tout ça est plutôt bon signe.
je le rappelle : nous sommes ici au milieu d’une insomnie.
les idées comme les lieux se télescopent.
les temporalités aussi.
Benjamin dit de l’utopie qu’elle n’est pas qu’un mouvement tendu vers l’avenir, mais aussi une façon de se ré-emparer du passé, de lui donner sens. en cela : elle est une forme de justice qui rend possible la réconciliation – car la seconde ne peut advenir sans la première.
peut-être que c’est pour ça que me revient cette forêt.
parce ce que je vis aujourd’hui donne un sens différent à ce qui a été.
j’apprends à me réconcilier, je fais la paix.
ce n’est plus renaître que je fais, c’est apprendre à avancer.
*
dans « Une femme sur le fil, Olivia Rosenthal écrit : « Il est beaucoup plus facile de recommencer que de continuer ».
c’est horriblement vrai. c’est pour ça que j’ai passé ma vingtaine à mourir pour pouvoir renaître. parce que m’était insupportable la perspective de simplement continuer, de me perpétuer.
« Tomber, sur cette terre, signifie / se remettre à se lever. / C’est l’habitude », écritLeandro Calle dans Pays.
et c’est peut-être aussi pour ça que j’éprouve la paix actuelle : pour la première fois peut-être, je n’ai plus envie de mourir à moi-même, j’ai le sentiment d’avoir atteint une forme d’ancrage qui me rend apte à me laisser pousser.
je ne veux plus tomber ni me remettre à me lever : je veux m’accrocher, persévérer.
*
et pourtant.
pourtant bien sûr ce n’est pas si simple.
je ressens certains jours le revers de cette paix qui est la peur, diffuse et lancinante, qui prend parfois toute la place.
la peur que ça dérape. et que les masques tombent.
que le temps me retrouve.
il y a dans toute nouveauté, cet oubli que toujours je recherche, dans l’ivresse par exemple, cet allégement du poids de l’être.
celui que m’a offert mon retour ici. et la parution du livre. et un nouvel amour.
mais je sens que de plus en plus, je me rappelle.
je me rappelle de mon nom et des failles de ses voyelles, et progressivement, je me persuade de mon monstre et me l’invente dans mes moindres gestes.
les plaies ont beau cicatrisé, le problème, c’est qu’en-dessous d’elles, je découvre quelque chose que j’avais oublié : ma propre peau.
et à nouveau, elle me fait peur.
*
m’est revenue, en écrivant ces phrases, un vers de Pizarnik :
« Étrange de me déshabituer / de l’heure où je suis née. ».
en reprenant le poème en entier, j’ai réalisé que j’avais oublié le vers qui le suivait :
« Étrange de ne plus jouer / mon rôle de nouvelle venue. »
ça fait bien longtemps qu’il n’est plus l’heure des présentations.
ni avec le monde, ni avec moi-même.
on se connaît tous très très bien.
et pourtant, je ne comprends que trop cette étrangeté dont elle parle ici.
peut-être d’ailleurs, que plus que la peur, c’est simplement cela que je ressens maintenant : l’étrangeté de ne plus jouer mon rôle de nouvelle venue, autrement dit de continuer plutôt que de recommencer.
*
j’avais annoncé que cette note serait une insomnie.
il est normal que sa forme soit circulaire. qu’elle tourne autour d’elle-même.
c’est d’ailleurs ce qui m’a plu dans Une femme sur un fil.
cet aveu selon laquelle l’écriture aurait la forme d’une spirale descendante :
« Quelque chose de masqué doit à tout prix être découvert et à mesure que j’en approche cette chose-là s’éloigne. ».
dans l’écriture comme dans la vie, souvent tourne en rond et pourtant on avance. les mots s’enchaînent comme les ans et on a beau se répéter encore et encore, parfois quelque chose se passe.
la différence, peut-être, est que dans l’écriture plus qu’ailleurs dans la vie, on peut assumer de ne pas tant chercher des solutions que creuser nos problèmes.
c’est ce que je fais ici.
je tourne en rond, j’attends l’étincelle en creusant mes problèmes.
aussi, si j’ai aimé Une femme sur le fil, c’est parce que moi aussi, je pratique le fil. pas dans sa version circassienne mais dans sa version sportive. un peu moins poétique que le vrai (?) funamislime, je fais de la slackline pour lentement m’initier à la highline.
ça consiste aussi à marcher sur un fil (mais plus épais et plus souple que le fil de fer du cirque), suspendu à 30, 50, 100, 1000 mètres de hauteur, mais avec une longe nous rattrapant en cas de chute.
c’est une pratique qui m’inspire beaucoup.
dans mon carnet, j’écrivais à propos d’elle il y a quelques semaines :
« soudain quelque chose se débloque ; d’avoir répété le même mouvement désespéré, encore et encore, et c’est l’éclat. le geste se fait avec un naturel insultant toutes les tentatives qui l’ont précédé et le corps alors en mouvement avance vers quelque chose de nouveau : au sein du vaste champ des possibles, un espace inconnu s’est ouvert, changeant à jamais la face du passé. ».
*
tout ce qui m’arrive aujourd’hui donne sens a ce qui a déjà été bien plus qu’à ce qui va ou peut se passer.
je ne me sens être arrivée nulle part en particulier et pourtant je me sens bien dans cet endroit intermédiaire entre nulle part et quelque part.
je suis nulle part en particulier, mais je suis quelque part.
pas quelque part en particulier.
simplement quelque part.
je me sens toujours aussi loin du lieu où semblent être arrivé-es mes ami-es capables de souscrire à des prêts, de faire des enfants, de répondre à ce qu’on attend de trentenaires diplômé-es, actif-ves, issu-es de classe moyenne. en somme : de s’installer, d’un point de vue économique et social.
je ne crois toujours pas à cette destination pour moi et j’ai peur de n’y croire jamais.
je n’ai jamais eu d’Ithaque. le problème vient peut-être de là. je n’ai jamais cru au port car je n’y ai jamais été. je suis née au milieu des vagues : celles des huit mers qui entourent les huit montagnes – la montagne centrale n’a pour moi jamais même existé.
*
dans un vers de La Forêt barbelée, Gabrielle Filteau-Chiba écrit : « incapable de recoudre mes continents / j’épouse l’étoile ».
c’est à peu près la où j’en suis.
ça fait peut-être un mois que j’essaie de dormir.
il serait temps de m’arrêter d’écrire et de commencer à répéter, pour me forcer à y croire : « j’épouse l’étoile » en y ajoutant : « l’écart et la suite », pour être réaliste mais quand même sereine.
j’épouse l’étoile, l’écart et la suite.
pour le reste, je m’abandonne aux dieux.
je m’abandonne aux eaux.