j’ai commencé cette note à l’aller dans l’avion.
il y a 17 jours j’écrivais : « si je me concentre une seule seconde sur l’idée que je me trouve actuellement dans les airs en plein milieu de l’Atlantique, j’ai du mal à réprimer mon envie de hurler. je me sens animale dans ces moments. animale terrestre qui ne comprend pas ce qu’elle fait à 10 000 mètres par dessus la mer. plus qu’un peu plus de trois heures. courage Camille, courage Camille. ».
on est désormais 17 jours plus tard et j’attends mon vol retour dans lequel je vais probablement me répéter le même mantra : courage Camille, courage Camille.
en attendant, pour pallier les 5 heures d’attente qui me sépare de lui, je finis de reprendre les quelques notes prises au vif pendant ces longues vacances.
c’était les retrouvailles avec Marie, c’était Evan qui nous rejoint, c’était à nous trois 36 ans d’amitié, c’était le touristique Yucatan, c’était beau, c’était drôle, c’était une parenthèse entre l’ordinaire et l’ordinaire, c’était une usine à mémoire mais c’était défectueux : dans la même nuit sans fin, c’était la fabrique du souvenir dans l’oubli orchestré.
c’était ça.
la fabrique du souvenir dans l’oubli orchestré.
*
pour la presque durée d’une lune, j’aurai une nuit de retard sur ton jour.
difficile à rattraper.
*
premier matin.
j’ai fait des cauchemars affreux.
ils ne te concernaient pas mais malgré ça au réveil je me demande : est-ce que je t’épuise à t’écrire ?
c’est possible.
à faire de toi le destinataire mais aussi l’objet de ce journal, je prends le risque que tu sois bientôt las de ce jeu.
de visage à être de papier, est-ce que c’est gratifiant ou simplement objectivant ?
tu te doutes de mon hypothèse sur la question : j’imagine, un savant mélange des deux.
*
les papillons jouent à trape-trape et les fourmis portent des fleurs sur le dos. il y a des camions d’eau potable et des maisons aussi petites que ton camion à toi.
il y a, il y a. mais on court, mais on danse.
tant de choses que je n’aurai pas le temps d’attraper.
l’air est humide. il nous plonge dans une nuit permanente.
l’air est humide et nous rions dans ses creux.
l’air est humide et je ne prends note de rien.
les souvenirs que je fabrique sont humides.
les souvenirs que je fabrique sont humains.
fallait-il pour eux s’en aller si loin ?
une course de plus et une dernière danse.
ça fait bien longtemps que les papillons, les fourmis et les camions d’eau potable sont couchés.
*

*
est-ce que je serai toujours honnête dans ce que j’écris, en particulier ici, en sachant toujours tes yeux derrière mes doigts ?
où est la frontière entre mentir et ne pas dire ?
les yeux sur mes doigts et mes doigts pourtant vers tes yeux quand mes yeux perdus dans le soir.
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la guarda passe souvent, les iguanes broutent sur le bord et un coati traverse la route.
partage de l’espace routier.
rien à ajouter.
c’est déjà la fin de la journée.
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de ce qu’il me reste de ma connaissance de l’espagnol, il n’y a que le présent.
no me recuerdo de la conjugacion de los otros tiempos.
à peu près comme ça.
ça donne que je ne peux vivre qu’au présent dans ce que je dis.
puedo decir solamente l’aqui y l’ahora.
la même chose en français serait presque souhaitable.
en tout cas, c’est ce que tu insinues un matin quand je te parle d’avenir.
« je ne veux pas prendre de place sur la réalité ».
c’est bien aimable à toi.
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réflexions sur le tourisme.
je vis depuis plus d’un an dans une des villes les plus touristiques de France.
le tourisme fait désormais partie de l’ADN d’une ville où se côtoient des travailleurs au smic, des millionnaires à résidence secondaire et des touristes du monde entier.
arrivée à Tulum, je découvre un espace parcouru des mêmes dynamiques où se côtoient des travailleurs au smic (Google m’apprend que le salaire moyen au Mexique est de 636€), des millionnaires à résidence secondaire et des touristes du monde entier.
je suis désormais de l’autre côté du tourisme. de travailleuse au smic, je deviens un des visages du problème.
nos glaciers fondent à cause des autres mais leurs tortues ont le cancer à cause de moi.
en fait, toute cette histoire se passe à l’intérieur de la même crème solaire.
*

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de ce que je retiens ce soir-là de la conversation de notre ami avec le chauffeur de taxi, il y a les mêmes mots et les mêmes idées que nous formulons sans cesse à propos de notre ici à nous. d’un bout du monde à l’autre, le problème est le même et à la fin c’est toujours la même question : comment habiter un espace conçu pour celleux qui n’entendent que le traverser ? conçu pour être un loisir, pour être une distraction ?
moi, évidemment, j’ai tranché la question, au moins pour les prochains mois.
comment habiter un espace conçu pour celleux qui n’entendent que le traverser ?
en le traversant.
j’accepte ma défaite ou plutôt la sienne : la défaite d’un espace devenu loisir.
sa lutte n’est pas la mienne.
il faut être honnête.
parfois on préfère fuir plutôt que lutter.
oui j’avoue. moi ça m’arrive souvent.
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noté sur mon carnet le lendemain de mon arrivée : « je suis saisie par une étrangeté. non l’étrangeté du lieu où je me trouve, mais l’étrangeté de ma propre personne à l’intérieur de ce lieu. j’ai conscience de ne pas pouvoir me fondre dans le décor, conscience d’apparaître comme ce que je suis toujours sans le voir d’habitude : une femme blanche privilégiée. je m’apparais pour la première fois dans toute mon occidentalité. c’est désagréable de vérité. ».
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dans la tiédeur, les corps s’unissent sans se connaître et sans chercher à se comprendre.
ça a toujours été comme ça : la chair n’a jamais parlé la langue des mots.
je le redécouvre ici : l’étrangeté n’est pas le fait du corps. l’étrangeté vient avec la pensée.
c’est drôle. presque synchronisé.
« hay una cosa que necesitas siempre recordar : la diferencia entre pensar y sentir. ».
après dix-huit verres ça ne saute pas aux yeux mais c’est pourtant mon travail de toujours m’en souvenir.
de nuits en nuits elles se lient et donc à la fin les langues se délient.
dans la tiédeur, l’ivresse, humide.
par les corps, les pensées aussi s’unissent, puis finissent par penser, mais toujours entrouvertes.
j’aurais voulu dire ça mais j’ai simplement dit : « si, conozco bien esta diferencia. ».
*

*
ici les animaux partout sont transformés en attraction.
avant de partir j’ai commencé à travailler sur la performance que je vais donner cet été.
elle sera probablement composé d’anciens poèmes, élargis, repris, redits pour l’occasion.
parmi ces anciens poèmes, l’un d’eux contient ces vers :
« nous changeons les météorites en phénomènes
les cétacés en urgence
la terre n’apparaît plus
elle danse elle aussi »
ces vers me reviennent ici, entre la Fête et la Terre, c’est-à-dire entre mon nihilisme festif et ma conscience écologique.
je n’avais pas lu ces vers comme ça avant d’être ici mais je vois désormais en eux le croisement de ces deux réalités, ces deux états, que je vois chez tellement de gens que je côtoie : la rencontre dans nos vies d’un nihilisme festif et d’une conscience écologique.
c’est peut-être propre à notre génération.
ou plus loin à l’humain.
ou plus près juste à moi et à quelques amis.
en tout cas, quand je regarde autour de moi, je vois chaque fois le même humain qui cherche à oublier qu’il est toujours entre et jamais avec.
toujours entre et jamais avec.
la Terre et la Fête.
jamais avec.
rien de plus qu’un Rilke moderne, où l’Animal est la Terre et l’Ange est la Fête.
*

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je crois beaucoup à ces histoires de poésie vécue.
je crois que les poètes peut-être plus que les autres littérateurices ont pour problème de trop vivre la vie.
pour moi en tout cas c’est comme ça.
trop d’intensité, trop d’envie.
je crois de moins en moins au mythe du poète souffrant.
la poésie ne vient pas de la souffrance mais de l’intensité. de l’intensité qui est parfois celle de la souffrance. c’est souvent vrai. mais qui parfois peut être celle de tout autre chose. celle de la nuit. de l’amour. du désir. souvent celle du désir à bien y réfléchir.
tout le travail du poète consiste à travailler avec l’intensité.
vagues réminiscences comme toujours de Deleuze et Guattari. probablement quelque chose comme le devenir-intense ?
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ser y estar.
ça aussi, souvenirs scolaires : deux manières de dire être.
l’un pour la permanence, l’autre pour l’éphémère.
comment faire quand on a jamais su faire la différence entre les deux, ce qui dure et ce qui passe ? entre ce que je serai toujours et ce que je ne suis qu’un instant ?
j’ai l’habitude de même confondre un instant dans un autre, alors de là à savoir qui de l’un relève de l’être et de l’autre relève de l’étant…
*
j’écoute Apollo de Brian Eno pour couvrir les bruits du film qu’ils diffusent dans le bus et je me dis que j’ai hâte de l’écouter toute une nuit avec toi.
l’ambient est définitivement un genre musical érotique et je me retiens tous les matins de compter les nuits qui me séparent encore de toi.
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de mon chez moi touristique au Mexique, c’est toujours la même intensité.
à moins qu’il s’agisse seulement de ma façon de traverser les espaces comme les êtres.
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est ce que l’intensité est le contraire de la sobriété ?
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j’en suis arrivée au point où j’en ai plus rien à foutre d’être publiée.
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on est dans la piscine.
Marie dit : on n’a rien fait pour mériter ça.
c’est drôle. cette idée qu’il faudrait mériter sa part de joie.
comme si elle, Evan ou moi, n’avions pas déjà eu notre part de merde pour déjà plusieurs vies.
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j’aime voir comment la poésie prend vie dans les réseaux sociaux. j’aime voir nos journaux à cœur ouvert. j’aime découvrir nos quotidiens, nos interrogations poétiques et surtout existentielles – à garder : « existence : ciel ». j’aime me dire que les choses ont l’air de se fondre de plus en plus. c’est un poème entre deux selfies. un selfie entre deux poèmes. j’aime me dire qu’il n’y a aucune opposition entre tout ça et j’aime quand d’autres que moi comme moi ont décidé de ne pas avoir à faire de choix.
poème : un selfie pour la rivière.
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« manuscrit très remarqué bla bla bla mais mais mais ».
la jambe est belle et l’ego suffisamment flatté pour hausser les épaules avec légèreté.
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comment les lieux peuvent-ils continuer à exister quand nous les quittons ?
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la mort et les couleurs.
visite d’un cimetière où les tombes sont peintes avec des couleurs vives. c’est beau. beau comme une culture qui n’a pas peur de la mort. de la fondre dans la vie. j’en viendrais presque à reconsidérer mon souhait d’être incinérée.
garder cette visite quelque part dans la tête, rubrique « écriture ».
*
je suis à peine à l’aéroport que reprend déjà la danse des messages perpétuels avec Marie.
elle me dit avoir croisé notre ami. on en rit pendant que je continue à pleurer ma déjà-nostalgie.
comment les gens peuvent-ils continuer à exister quand nous les quittons ?
pour eux je ne sais pas mais moi j’emporte toujours tout avec moi.
les lieux comme les gens.
c’est plus facile comme ça.
*
un jeune enfant pleure dans l’avion. il hurle. est inconsolable car n’a pas l’air consolé.
l’enfant nous impose à tous sa souffrance.
il appelle son père, sa mère. il pleure inlassablement pendant que j’essaie de me rappeler de ce que peut être l’expérience de la souffrance quand on ne sait pas encore vraiment parler.
c’est une expérience singulière car après tout est différent.
on sait parler puis on se met à écrire et alors est-ce encore de la souffrance ?
j’imagine ce qui peut lui être arrivé puis m’arrête, dépassée par les scénarios qui s’imposent à moi – mon imagination est toujours catastrophe – et j’attends que finisse l’expression de sa peine, qu’il s’endorme avec nous, dans un soulagement douloureux d’avoir été tant convoité, un silence contraint parce qu’encore immobile.
*
les turbulences ont fini par calmer l’enfant.
comme si ça avait dit : tu vois, il y a pire que ce pour quoi tu pleures. on peut tous mourir là maintenant au milieu de l’océan et de là d’où nous venons il n’y a pas de couleurs sur les tombes.
*
quelques minutes et je te retrouve, même si pour être honnête, ça fait des heures déjà que j’ai ta bouche dans la mienne et ta peau sous les mains.
comme je n’arrête pas de te dire : aizigmpxjznzopxlzocnze, jekekekdoeof, lekeuhevbddcbcb.
ceci n’est pas un message codé.
c’est à prendre au sens premier du terme.
*
la vie est faite d’une inépuisable diversité et il n’y a rien de plus triste que de se forcer à y renoncer.
blottie contre elle, je veux jouir de ma part de contradictions.
j’y ai pris goût.
je veux remonter le cours de la nuit pour arriver quelque part où il fasse encore nuit et qu’à l’intérieur de cette nuit – nouvelle car volée – même parfaitement nue, je sois plus riche que Dieu.
« j’ai joué à être une femme alors que je suis
une effervescence
la parole est aux corps qui se meuvent
le soleil est bruyant
moi aussi ».
disfruta la vie, me dis-je à moi-même, n’oublie pas le soleil même la nuit et les rires et les rires.
pour faire simple : sois la part de nocturne que toujours tu ris.
le poème au-dessus m’est revenu quand j’étais dans l’avion.
considérez-le comme le générique de cette note et n’oubliez pas : le soleil est bruyant, soyez-le aussi.
*
