le plus dur c’est le premier pas. ou tout ce qui y ressemble. même à flanc de falaise. en fait : surtout à flanc de falaise. appuyer fermement sur la pointe de son pied et croire que le reste du corps suivra. s’élancer vers le haut, toujours sur un souffle expiré.
alors, j’expire et j’essaie de me dire qu’amorcer cette note peut ressembler à ce geste qui repose pour beaucoup sur le fait d’y croire et surtout d’expirer.
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je relis rapidement ma note du mois passé. elle me semble étrangement à des années lumières d’aujourd’hui.
quelque chose pourtant, au loin, ou plutôt, du loin, résonne : l’idée selon laquelle la destination est un mouvement et non un lieu.
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c’est en lisant Communion de bell hooks, que j’ai réussi à enfin me mettre à écrire cette note.
si j’ai tardé, c’est aussi parce qu’il y a plusieurs choses que j’ai envie d’aborder mais que je n’ai ni le temps ni l’énergie, en ce moment, de m’y consacrer.
alors, une nouvelle fois j’expire et j’essaie de me dire que la seule chose qui importe c’est d’y croire et que si j’échoue en chemin, eh bien quoi ?
rien.
rien qu’une petite chute.
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bref, toute cette histoire de destination-mouvement dont je parlais la dernière fois, fait écho aujourd’hui avec ce que dit bell hooks de l’amour dans Communion : l’amour y est dépeint comme un point de départ, et non comme une ligne d’arrivée. il est vu comme ce qui permet d’amorcer la conquête de sa liberté, bien plus que comme un état d’achèvement, incarné par exemple dans une relation amoureuse.
pour le dire plus simplement, avec cette vision, trouver l’amour ce n’est jamais trouver quelqu’un-e à aimer / qui nous aime, mais toujours commencer à se regarder soi, avec amour.
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dans un passage où bell hooks évoque les contradictions qu’elle éprouvait étudiante entre ses velléités d’indépendance et la recherche inconsciente d’un conformisme relationnel, elle écrit :
« j’avais le courage de me débattre, mais pas de me détacher ».
autrement dit : de questionner ses relations à l’aune de ses valeurs mais pas d‘arrêter de s’y soumettre.
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j’aimerais me dire qu’aujourd’hui moi aussi j’ai le courage de me détacher et plus seulement de me débattre.
mais de quoi au juste ?
de quoi suis-je vraiment capable de me détacher ?
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récemment, j’ai aussi relu Les Argonautes de Maggie Nelson.
et là aussi, une phrase : « Je sens que je peux tout te donner sans me perdre moi-même ».
et toujours le même espoir : c’est là où j’en suis aujourd’hui.
même si, toujours en creux, la même question : est-ce vraiment le cas ?
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j’ai aussi lu récemment Un carré de poussière, le nouveau recueil d’Olivia Tapiero. mais c’est vers Rien du tout que je suis retournée chercher un semblant de réponse.
j’ai beaucoup aimé Un carré de poussière mais Rien du tout m’apparaissait plus adapté pour m’aider à méditer sur la dépendance, et sur ce qui me semble l’initier, en tout cas chez moi : ce trou à l’intérieur qui ne pense qu’à avaler ce qui l’entoure, de façon compulsive, chercher à se remplir pour oublier la béance originelle.
c’est pour ça Rien du tout. car je m’en souviens comme d’un recueil placé sous le signe de la cavité, du trou noir, de l’oursin et du manque.
ainsi son ouverture : « L’orifice premier s’ouvre au monde : œil, fleur, cri. L’anémone de mer, la valve du cœur. Une faille de lumière dans le vide galactique. ».
je relis les poèmes dont j’avais corné les pages jusqu’à tomber sur un extrait de celui-ci, en me demandant comment j’ai pu le laisser là, au milieu des pages cornées, l’air de rien, alors qu’il contient tout ce que j’ai l’impression d’avoir cherché à dire, de notes en notes, depuis des mois.
le voici.
prenez le temps de le lire.
« La séparation des corps est une blessure première qui est une condition de survie. Je reviens à toi, presse ma paume contre la tienne, comme pour confirmer une distance infranchissable. J’ôte les couches, parviens à la brisure qui nous traverse, celle qui marque la terre que je quitte, les manques à partir desquels j’apprends à aimer. Nous sommes des vies empruntées à des torrents qui nous débordent et si je m’approche de toi, c’est pour rejouer cette séparation qui est la preuve de toute vie. Je cherche le moment sacré où l’être déchire la membrane qui le protégeait du monde, celui où les cellules s’arrachent les unes aux autres. Quitte à devenir ta maladie auto-immunitaire, ton parasite en symbiose : un ravage sur mesure, plus dangereux encore qu’un corps étranger. J’arrive à ma monstruosité. Je n’attends plus que tu me reconnaisses. ».
“je n’attends plus que tu me reconnaisses”.
non, cette fois c’est sûr, ce n’est pas là où j’en suis.
et pourtant, il y a là comme un chemin.
accepter la frontière entre moi et le monde, entre moi et l’autre. et pourtant sans cesse vouloir la franchir, l’annihiler.
se reconnaître dans ce geste.
ne plus attendre que tu me reconnaisses.
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dans Les Argonautes, Maggie Nelson dialogue avec différents travaux.
par exemple avec On Kindness d’Adam Philips et de Barbara Taylor, dont un extrait retient mon attention.
il dit :
« Un soi sans attachements compatissants relève de la fiction ou de la démence. [Pourtant] la dépendance est méprisée, même dans les relations intimes, comme si elle était incompatible avec l’autonomie, alors qu’elle est la seule chose qui la rend possible. ».
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il est difficile de se reconnaître dans un geste qui nous excède. qui contredit les limites de notre autonomie.
Maggie Nelson dans un autre passage fait référence aux travaux de Kaja Silverman relatifs à la stratégie déployée par l’enfant lorsqu’il découvre la relativité de la protection de sa mère :
« Selon Kaja Silverman, dès que l’enfant reconnaît que la mère ne peut pas le protéger de tout le mal, que son lait – littéralement ou métaphoriquement – ne règle pas tous les problèmes, il recourt à un dieu paternel. Comme la mère humaine se révèle être une entité séparée, finie, elle le déçoit profondément. Dans sa colère face à la finitude maternelle, l’enfant se tourne vers un patriarche tout-puissant – Dieu – qui, par définition, ne laisse jamais tomber personne. ».
à ce propos, Kaja Silverman écrit :
« La tâche incroyablement difficile impartie à la première personne à prendre soin de l’enfant par la culture, mais aussi simplement par le fait d’Être, est de le guider vers la relationalité en lui répétant encore et encore, d’une multitude de façons, ce que la mort en viendrait autrement à lui apprendre: ‘C’est là que tu finis et que les autres commencent.’ Malheureusement, cette leçon ‘prend’ rarement et coûte généralement beaucoup à la mère qui la donne. La plupart des enfants répondent à la satisfaction partielle de leurs demandes par une colère extrême, une colère qui s’enracine dans la croyance que la mère retient quelque chose qu’il serait en son pouvoir de prodiguer. ».
je repense à mes recherches des deux dernières années et aux poèmes qui en résultent et qui composent tout à part demain, ce qui m’est apparu comme mon recueil « de l’amour ».
et d’un côté comme de l’autre, sans qu’ils parlent directement de ça, ces deux passages me renvoient à la façon dont le mythe hétéro-patriarcal a fait de la figure de l’amoureux ce Dieu tout-puissant censé tout nous donner et surtout, de tout nous sauver.
c’est à lui que revient la mission de pallier “la blessure première”, le manque originel qui est en fait, je le découvre aujourd’hui, une colère déguisée, dirigée contre la mère, cette mère humaine, trop humaine, la première à nous avoir fait éprouver « la séparation des corps ».
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car oui : « tout commence par la perte des eaux », nous dit Ananda Devi dès le premier vers de Danser sur tes braises, un recueil dédié à sa mère.
elle y parle du travail étrange d’être mère et d’être fille dans un monde – la suite c’est moi qui l’y vois – fait par les pères pour les fils.
la frustration originelle est ici inversée : elle devient celle de la mère qui voit lentement l’enfant s’éloigner, condamné à oublier ces premières années où la mère était tout, ou en tout cas : assez.
tout commence par la perte des eaux, et à partir de là, « chaque instant est un adieu » car « dès la naissance, la vie est une exploration de la perte ».
il n’y a rien à faire contre ça.
rappelez-vous, c’était déjà dans le poème d’Olivia : « Nous sommes des vies empruntées à des torrents qui nous débordent et si je m’approche de toi, c’est pour rejouer cette séparation qui est la preuve de toute vie. ».
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mais plus j’approche de cette idée, plus je me dis que c’est là qu’il faut faire attention : car de quelle perte parle-t-on, de quelle séparation ?
en tant que femmes, nous avons tellement appris à perdre que nous avons oublié que si la perte était constitutive de l’existence, il y avait aussi des modes d’être qui l’encourageait, qui nous l’y associaient.
il y a la perte et il y a l’impossibilité de gagner.
ces deux choses sont différentes.
toujours dans Danser sur tes braises, Ananda Devi écrit : « vous avez toutes compris que, parfois, les femmes remplissent tous leurs devoirs, sauf ceux qu’elles se doivent à elles-mêmes. ».
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les devoirs envers soi, c’est-à-dire, d’abord, le devoir de s’aimer, de prendre soin de soi avant de demander tout ça à l’autre, cet autre qui n’est ni Dieu, ni mère, mais si souvent simplement enfant gâté.
bell hooks écrit :
« Le patriarcat fait de l’amour de soi une affaire risquée pour les femmes. Nous gagnons davantage à agir comme de pauvres petites choses dépendantes et en manque d’affection. Une femme qui n’apprend pas en premier lieu à satisfaire son besoin psychologique d’acceptation agira toujours selon ce que lui dicte le manque. Cet état psychologique la rendra vulnérable et la mènera à des relations malsaines. Ce n’est pas sans risque, mais si nous nous aimons, notre sentiment de plénitude et notre assurance grandissante nous permettent de tenir le cap quand nous sommes rejetées ou punies pour avoir refusé de nous conformer aux règles du jeu sexistes.
Les thérapies et les livres de développement personnel ont tendance à nous faire croire que les actes d’amour-propre rendront nos vies meilleures et plus heureuses. II est donc particulièrement déroutant pour nous de nous retrouver face à l’hostilité des autres quand nous choisissons d’apprendre à nous aimer. ».
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Un carré de poussière d’Olivia Tapiero s’en prend à certaines des origines du mal(e). de cette pensée froide et rationnelle à l’origine de ce « système où une phrase prononcée par un homme quelconque vaudrait toujours plus qu’une chair vivante ».
tout cela n’arrive pas sans rien, ni de nulle part.
il y a des forces qui jouent contre nous et que nous pensons nôtres, et ainsi, que nous faisons nous.
« Accoutumés que nous sommes à notre disparition, nous rejouons les lieux qui nous annihilent, nous retrouvons toujours les mêmes silhouettes sur les murs. ».
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dans l’un des poèmes de ses Vingt et poèmes d’amour, le septième plus exactement, Adrienne Rich, écrit :
« Et comment ai-je utilisé les rivières, comment ai-je utilisé les guerres
pour éviter d’écrire sur la pire chose au monde –
non pas les crimes des autres, ni même notre propre mort,
mais notre incapacité à vouloir notre liberté avec suffisamment de passion
pour que les ormes contaminés, les rivières malades, les massacres semblent
de simples emblèmes de cette profanation de nous-mêmes ? ».
c’est une autre façon de le dire.
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cette note s’est détachée de ce qui est censé m’occuper pour mon troisième recueil (le territoire ? les façons d’habiter ? l’exploitation ? la destination ?) mais il faut croire qu’il y a des sujets auquel on revient sans arrêt.
c’est pas grave.
Maggie Nelson conclue les Argonautes ainsi :
« Mais peu importe ce que je suis, ou ce que je suis devenue depuis, je sais maintenant que l’insaisissabilité n’est pas tout. Je sais maintenant que l’art savant de la dérobade a ses propres limites, ses façons d’inhiber certaines formes de plaisir ou de bonheur. Le plaisir de maintenir. Le plaisir de l’insistance, de la persistance. Le plaisir de l’obligation, le plaisir de la dépendance.
Les plaisirs de la dévotion ordinaire. Le plaisir de reconnaître que l’on doit peut-être retraverser les mêmes révélations, prendre les mêmes notes dans la marge, retourner aux mêmes thèmes dans son travail, réapprendre les mêmes vérités émotionnelles, écrire le même livre encore et encore, pas parce qu’on est stupide ou obstinée ou incapable de changement, mais parce que de tels retours composent une vie. »
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un poème que j’ai collé avec un numéro du magazine Capital finit sur ces vers :
« je n’ai rien à transmettre
à peine le désir d’espérer encore
une sœur minimale
une présence au-delà de la perte ».
c’était bien sûr avant d’écrire sur tout ça mais comme souvent mes vers m’ont anticipée.
c’est rassurant.
la divination est toujours d’actualité.
et le premier poème de ce troisième recueil a été collé.
il dit l’aliénation et la désolation.
comme un crachat qui me réconcilie avec le sol.
croire au processus.
si on avance pour de vrai, on va vers l’avant dans les deux sens du terme.
pour le dire plus simplement : on s’étend, on se propage.
bien sûr, en mauvaise herbe seulement.
on pullule, sans jamais savoir dans quel sens, ni pour quelle raison.
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je voulais initialement écrire sur la dépendance parce que ces derniers temps, voilà, beaucoup. mais très vite, je suis retrouvée à écrire sur la mère et à écrire sur l’amour. c’est peut-être une question d’habitude.
je vis cette note comme un échec sans trop savoir pourquoi. comme si je m’attendais à des réponses, ou pire : à une solution. comme si j’avais des choses à dire que je n’avais pas dit. ou en fait, simplement, comme si j’étais face au piège de ces confessions toujours horriblement dialectiques que je déploie ici.
pendant que dans ma vie, toutes les choses reprennent toujours les mêmes places, dans mes notes, je crois que je cherche le moyen de créer un mouvement, quelque chose, n’importe quoi, qui me permette pour une fois d’inventer de nouvelles « silhouettes sur les murs » et par-là de me créer, autre.
comme si j’avais toujours besoin de me quitter.
la dialectique est menteuse, et pourtant, elle suinte de chacun des tiroirs de mon esprit.
c’est peut-être par là qu’il faut commencer.
arrêter de vouloir toujours aller par-delà.
apprendre à demeurer.
même dans ce qui est sale.
« écrire le même livre encore et encore ».