looper sa vie : éloge de la spirale

tout passe, tout change, c’est vrai. 

mais ce qui l’est aussi, c’est que tout revient, toujours. 

différemment certes, mais quand même, les choses reviennent. 

cette certitude m’est arrivée comme ça arrive souvent avec les certitudes, c’est-à-dire, avec une brutalité rassurante. 

tout se produit à l’intérieur d’une même spirale : nous commençons en son centre et plus nous avançons, plus le rayon s’évase, s’évaste.  

c’est en tout cas comme ça que je vois ma vie aujourd’hui : des choses se répètent mais cette répétition n’entrave en rien l’élargissement de mon horizon et de mon être dedans, tout simplement parce que ces choses s’incarnent dans un espace-temps toujours nouveau. 

alors, il faudrait corriger : les choses ne se répètent pas vraiment. 

on pourrait plutôt dire qu’elles varient. 

l’éternel retour n’existe pas.

ou en tout cas, à échelle humaine, il n’est pas tangible. 

en revanche, l’éternelle variation, elle, si. 

elle a la forme d’une spirale au sein de laquelle, malgré l’agrandissement de notre aire, nous retrouvons parfois les mêmes points, véhiculés par les mêmes droites. 

l’avantage, c’est que les quelques centimètres que nous avons acquis à tourner en rond, nous permettent, parfois, d’aborder ces droites et ces points autrement.   

*

il y a deux mois, j’ai animé une conférence sur la poésie soufie de Rûmi.

dans la spiritualité soufie, le motif de la spirale est omniprésent. 

il y a bien sûr la danse des derviches tourneurs qui font de leurs corps des spirales vivantes, mais aussi, plus généralement, l’idée selon laquelle l’âme doit retourner, au fil d’une progressive purification, vers le centre divin dont elle émane. 

dans la pensée soufie, Dieu est le centre de la spirale, l’origine de son mouvement expansif, et l’âme humaine, elle, doit opérer le mouvement inverse, un mouvement contractif, pour se rapprocher progressivement du cœur de la spirale. 

dans les deux cas, la spirale est création, vie, chemin. elle pulse et nous pulsons en son sein. 

*

cela fait aujourd’hui 20 ans que mon père a eu son accident. ce qui veut dire que dans 6 jours, nous fêterons les 20 ans de sa mort. 

je viens de finir le visionnage d’un documentaire sur une fille d’ici que je connais, et dont j’ai découvert, à travers ce film, qu’elle a perdu sa mère et son frère, tous les deux morts en Himalaya, à quelques 25 années d’intervalle. 

bien sûr, mes morts n’ont rien à voir avec l’Himalaya. 

mais en visionnant ce film, tout en ayant parfaitement conscience de la différence de nos expériences de deuil respectives (est-ce que deux expériences de deuil peuvent être autre chose que différentes ?), je me suis sentie très proche d’elle.

comme si nos spirales, par ces pertes, s’étaient touchées. 

je me souviens, à l’école, j’avais une amie qui avait elle aussi une famille très dysfonctionnelle. on se retrouvait à la récré et on parlait de nos « problèmes de famille ». c’est comme ça qu’on appelait nos vies infernales. ces discussions nous donnait, je crois, le sentiment d’une expérience partagée qui allait bien au-delà des singularités de nos situations et qui nous permettaient de nous sentir moins seules à vivre nos lignes tordues.

là aussi, les spirales se touchaient. 

quand deux spirales se touchent dans ces circonstances, ça peut donner quelque chose ça : 

comme on le voit ici, la spirale s’emmêle à une autre et les chemins s’imbriquent.

parfois, en revanche, ça se passe plus sobrement comme ça : 

les spirales se touchent, se reconnaissent, mais continuent selon un axe qui leur est propre et qui n’implique plus l’autre spirale, une fois celle-ci touchée. 

évidemment, on ne sait pas à l’avance quelle imbrication va générer le croisement d’une autre spirale. 

aussi, ce n’est pas qu’une histoire de morts et de drames. on peut rencontrer une spirale à d’autres occasions. des occasions joyeuses par exemple. 

il arrive aussi parfois que deux spirales se croisent à des moments distincts de leurs parcours et qu’elles se mettent à tourner ensemble. dès leur rencontre, les spirales s’emmêlent et se suivent parce que leurs axes étaient comme frères, faits pour s’entendre.

alors ça donne ça :  

pour comprendre toutes les relations qui nous composent, il faudrait dessiner autant de spirales que de gens que nous avons croisé dans nos vies et voir comment ces rencontres ont modifié le parcours de nos spirales.

parce que oui, même si je les ai représentées plutôt proportionnelles, les spirales (les miennes, pas les mathématiques) ne le sont pas. leur rayon peut subitement s’agrandir ou se resserrer. 

comme elles, notre évolution n’est jamais proportionnelle.

elle fait un peu ça : 

*

en faisant ces schémas et en pensant ma vie spiralique croisant d’autres vies spiraliques, je sens forcément l’influence d’Une brève histoire des lignes de Tim Ingold que j’ai lu récemment. 

Ingold propose dans cet ouvrage une anthropologie des lignes : en brassant aussi bien l’histoire de la lecture que l’étude du paysage, en passant par les tissages amérindiens ou les partitions de Janáček, il entend montrer que « toute chose est un parlement de lignes », c’est-à-dire le résultat d’un maillage, un mélange d’un ensemble de lignes aux origines et aux horizons différents. 

il nous dit : autrefois, les lignes étaient libres. elles allaient au rythme d’une promenade. légères, parfois imprévisibles. malheureusement pour nous, la modernité s’est caractérisée par la linéarisation des lignes : de lignes actives et libres, nous sommes passés à des lignes pressées et droites. 

la ligne a cessé de se promener pour aller seulement d’un point à un autre – comme nous. 

elle s’est détachée du mouvement qui l’a vu naître autant que nous nous sommes détachés de l’espace qui pourtant nous entoure : peu à peu, nous avons cessé de participer au monde.

au mieux, nous le traversons. au pire, nous l’occupons. 

mais dans les deux cas : nous avons perdu le lien intime avec nos milieux. nous nous sommes cloisonnés.

les lignes se sont tendues, les frontières dressées. 

et entre deux droites, il n’est plus resté que des centres, vides. 

résultat, à l’heure de notre post-modernité, nous n’allons plus d’un point à un autre, mais d’une rupture à une autre. en pensant connecter les espaces, nous les avons vidé de leur substance complexe et multiple.

et la ligne, à force de tension, s’est rompue.  

dans Les Potentiels du temps, Camille de Toledo, Aliocha Imhoff et Kantua Quirós, cherchent à « reconstruire des futurs, dans une époque hantée par des idéologies de fin du monde ». 

pour cela, ils s’entourent d’un concept : la pensée potentielle. 

la pensée potentielle c’est la réponse à nos présents tristes, étroits, « la forme qu’a prise en nous l’impatience de la métamorphose ». 

elle veut évaster le réel, l’ouvrir à ce qui pourrait. 

c’est un principe d’expansion. 

un souffle qui émane non pas de Dieu mais de la ruine du temps.

face à l’échec de nos grands récits, du grand soir qui ne vient pas et d’une happy end révolutionnaire rachetée par Netflix, elle est une invitation à cesser d’attendre, à « se réjouir de ce qui est sans but défini », à se rendre disponible à « tout ce qui est à naître, tout ce qui veut advenir ». 

elle n’est pas trajectoire, mais disponibilité.

avec elle, la seule chose à achever, c’est l’achèvement lui-même. 

elle reconstruit la ligne en détruisant son terme.

*

une note datant de l’automne 2022 me revient à l’esprit. 

elle avait pour titre : « s’évader du plan d’évasion ».  

j’y parlais de mon obsession pour Solénoïde (et amusée, je pense aujourd’hui au fait qu’un solénoïde désigne une bobine de fil électrique, en forme de spirale…) et de nos obsessions communes, au narrateur et à moi, relatives à la « conspiration de la réalité », au sens de l’existence. 

sept mois après ma lecture, je comprenais enfin, qu’à propos de toutes ces questions : 

« il n’y a pas de réponse. il n’y en aura jamais. ni même que d’évasion. la seule issue est de s’évader de la volonté de s’évader. s’évader du plan d’évasion. »

on pourrait croire qu’aujourd’hui j’en arrive au même point. 

c’est presque vrai. 

tout ça se passe au sein de la même spirale. 

mais le point d’où je regarde aujourd’hui le plan d’évasion est plus éloigné. 

depuis, mon rayon s’est évasté. 

au plan d’évasion, j’ajoute désormais l’achèvement.

je ne veux plus m’évader, je ne veux plus achever.

j’apprends de mieux en mieux à tourner.

*

dans sa Brève histoire des lignes, Ingold évoque différents types de lignes. 

je retiens les deux principales : le fil et la trace. 

il y a fil quand il y a création d’une matière dans l’espace. 

il y a trace quand il y a inscription d’une marque sur une surface.  

ces deux types de lignes se croisent, et surtout, peuvent s’interchanger, se devenir.

par exemple, un sentier soudain interrompu par un précipice, va nécessiter le recours à un pont ou à une corde pour pouvoir être poursuivi : la trace a besoin d’être changée en fil pour pouvoir continuer à être. 

je retiens : pour surmonter certaines aspérités, il faut être capable de créer sa propre ligne, c’est-à-dire son fil.

la fin de la trace n’existe que si tous les recours de lignes ont été envisagés – cela est impossible. 

*

je viens de me blesser. 

une nouvelle fois. 

ça annonce un nouvel été avec une cheville qui me regarde et me dit : « ça va être compliqué ». 

je repense à l’été 2023. 

les deux chevilles foulées et l’été à pleurer et à enchaîner les tristes fêtes.

et une note aussi qui en parlait, réminiscence que j’observe d’un nouveau point de ma spirale.

elle s’appelait : « en moins : un mois et deux chevilles ». 

j’y parlais de l’Eternel Retour, de ma double entorse, de l’horizontalité liquide dans laquelle elle m’avait plongée. 

c’était pas joyeux. 

je me console aujourd’hui, forte de ma nouvelle philosophie spiralique : l’avantage de vivre les choses deux fois c’est qu’on peut les vivre autrement la deuxième fois. 

au début de cette note, à propos de la répétition des droites et des points au sein de la spirale, j’écrivais : 

« les quelques centimètres que nous avons acquis à tourner en rond, nous permettent, parfois, d’aborder ces droites et ces points autrement. ». 

pour vous qui lisez, ces mots sont très récents. mais pour moi, ça fait deux semaines que j’ai écrit ces mots. 

et aujourd’hui, avec mon pied bleu et mes souvenirs de l’été liquéfié de 2023, ils prennent une autre tournure. 

ils me rappellent qu’il est impossible d’épuiser tous les recours de lignes et qu’il est possible cette fois, parce que j’ai suffisamment tourné en rond, perdu et appris, de me créer un fil, solide et léger, pour retrouver rapidement ma trace. 

c’est peut-être aussi un peu Ingold qui me le dit. 

mes figures imaginaires se liguent pour me dire ce dont j’ai du mal à me persuader : « mais si, ça va aller ». 

*

dernièrement j’ai lu deux recueils dont la composition reposaient sur un principe spiralique, c’est-à-dire, sur une progression faite d’échos et de répétitions. 

à part ce point, ces deux recueils n’ont pas grand chose à voir. 

il s’agit de L’apocalyse arabe d’Etel Adnan et de Tout disparaîtra de Christophe Manon. 

*

inspiré par les sièges et les massacres menés par les phalangistes sur les Palestiniens des camps de la Quarantaine et de Tell Zaatar, et plus généralement par le début de la guerre civile libanaise, L’Apocalypse arabe dit la catastrophe en même temps qu’elle lui donne forme. 

le chaos y est total, s’infiltre dans la page et s’incarne en des formes qui suspendent le cri – pour mieux crier encore. 

sur une cinquantaine de pages, le soleil, affublé de tous les qualificatifs, incarne la force destructrice du monde et de ses hommes. 

le soleil broie, dévore, viole. 

c’est un soleil de guerre, un soleil génocidaire. 

*
seule sa fin, quand « il aura parcouru son chemin multimillénaire », qu’il « éteindra les dieux les anges et les hommes » et alors « s’éteindra à son tour au milieu de ses filles », permet d’envisager la sortie de sa boucle meurtrière. 

comme si la spirale, de s’être tant roulée sur elle-même, parvenait enfin à générer une nouvelle direction à son cours : « la NUIT ».

cette nuit qui ouvre sur « le savoir l’amour et la paix », derniers mots du recueil, inespérés après tout ce qui les ont précédés. 

sous forme de schéma, ça pourrait donner ça : 

*

Tout disparaîtra de Christophe Manon, tourne quant à lui autour de la stupeur d’être au monde alors que le simple fait d’être est tellement précaire, tellement fragile. 

il dit l’amour à partir d’un regard funèbre : il voit le corps aimé à partir de sa fin, de sa disparition déjà dessinée. 

nous y vivons dans un rêve qui se passe dans la brume, où le souvenir s’habille d’oubli. nous avons beau tout faire pour protéger ses contours, un jour, sans que l’on sache pourquoi : il ne reste plus rien. 

il y avait des promesses, caresser l’espoir que les choses puissent durer, mais très vite, il y a eu la conscience, et le recueil, par son titre s’achève : « tout disparaîtra ».

sous forme de schéma, ça ferait quelque chose comme ça : 

*

même s’ils n’ont rien en commun, ces deux recueils nous dessinent peut-être les deux voies qui s’offrent à nous une fois que la spirale s’arrête : d’un côté autre chose, d’un côté rien. 

pour découvrir lequel a raison, il faudra que la spirale s’arrête. 

et pour ça, je ne suis pas pressée. 

je dois encore tourner.

je veux encore tourner.

j’apprends à tourner.

j’arrive à regarder le trou. 

j’en ai presque plus peur. 

j’ai mis de l’eau autour.  

quand ça s’agite, ça forme un petit vortex.

mes pensées s’y amassent. 

je les regarde faire. je les regarde fondre. 

les pensées disparaissent.

avant, je tombais avec elles. 

je préférais tomber qu’observer sans rien faire quelque chose disparaître.  

avant, j’avais peur du trou. 

parfois, je me sens vide depuis que j’existe.

ça m’arrive toujours. 

mais au moins, je n’ai plus peur du trou. 

autour, j’ai dessiné une spirale. 

mes pensées s’y amassent. 

je les regarde faire. je les regarde fondre. 

les pensées disparaissent.

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