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il y a des moments où la cohabitation avec moi-même est plus difficile que d’autres. c’est dans ces moments-là que l’écriture se déploie. elle vient à mon secours. elle m’aide. c’est la voix off dans ma tête qui l’amène.
j’ai entendu la voix off dire la première phrase avant de l’écrire.
« il y a des moments où la cohabitation avec moi-même est plus difficile que d’autres ».
c’est comme ça qu’elle l’a dit. comme si à l’intérieur quelque chose se disposait à l’écriture. la voix intérieure change de ton. elle devient plus sérieuse. presque professionnelle. une vraie voix off de cinéma. les errances de l’esprit se condensent et s’arquent. se préparent à dire. ça aide parfois. ça sauve du trop plein parfois. du vertige. et de la cohabitation.
ce n’est pas facile de cohabiter avec moi-même.
pourquoi ?
parce que ma voix intérieure s’interroge elle-même sans cesse. ma voix intérieure est un flic suspicieux. un flic suspicieux qui se demande s’il n’est pas lui-même le coupable du crime sur lequel il enquête. mon esprit est un polar galactique dans lequel ma voix se demande à chaque page à elle-même pourquoi elle est. et pourquoi des jambes et non pas des chenilles à la place des mollets. et pourquoi l’univers et pourquoi elle passe sa vie à se demander pourquoi, moi-même.
dans ces moments, adresser le pourquoi à un être, même fictif, même imaginaire, même toi qui lis ça et que je ne connais pas, qui peut-être même n’existe pas, chasse un temps la sensation d’être seul face à ces questions sans réponses ; interrompt un temps le vertige solipsiste qui donne un non-écho glaçant à ces pourquoi qui ne trouveront jamais (c’est la seule certitude) de réponses dans un autre, par un autre. avec un autre.
on est seul avec elles. enfermé avec ces questions comme à l’intérieur de sa peau. sans fenêtres. un coup à finir claustro. alors on essaie. on collectionne ses dents de lait comme le narrateur de Solénoïde pour comprendre mais on ne comprend jamais. ni ses dents. ni l’origine des questions.

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je repense beaucoup à Solénoïde en ce moment. j’ai mis du temps à le digérer. sept mois environ. pendant longtemps, je ne voulais même pas en parler. ça a eu l’effet d’une bombe sur mon esprit. comme une mauvaise expérience sous hallucinogènes. comme quand on dit : « il est resté perché ». ce roman est venu exacerber mon rapport aux questions. ma recherche obsessionnelle du sens de l’existence, du monde, des choses. ma volonté de débusquer « la conspiration de la réalité » .
ce n’est que seulement maintenant, sept mois après, que je commence à réaliser qu’il y avait une issue aux questions obsessionnelles du narrateur sur le sens de la vie, une issue sur laquelle j’avais trop vite fait l’impasse, trop pressée de m’enfermer à nouveau dans toutes mes angoisses avec plus de vigueur. et très bêtement, presque un “tout ça pour ça”, cette issue n’était pas une réponse aux questions mais la cessation pure et simple des questions.
il n’y a pas de réponse. il n’y en aura jamais. ni même que d’évasion. la seule issue est de s’évader de la volonté de s’évader. s’évader du plan d’évasion. sans faire exprès. simplement en réussissant à tromper l’esprit par le corps. défaite de l’esprit trompé par le corps : survie. être tellement chair que l’esprit se tait. défait. léviter au-dessus d’un lit. défait. à deux. tout bêtement. car oui. l’autre ne peut pas m’aider à trouver les réponses à mes questions mais il peut m’aider à les oublier. un temps. de même qu’il ne peut pas m’arracher à ma peau mais il peut m’y enfoncer.
j’ai lu récemment le Septentrion de Calaferte où perçait le même salut :
« Nous sommes creux, en repos dans la quiétude d’une ébauche de mort. Belle mort affaissée sur mon épaule.
C’est ainsi, nus et sages, que nous devrions glisser en terre, enveloppés de ce drap, te tenant dans mon bras. Accouplés. Il est si tard et nous sommes si las qu’il ferait bon mourir. Il n’y a rien à attendre de demain que le sempiternel recommencement de soi. Pourquoi faire ?
Tu es belle. Ils sauraient si bien se passer de nous. »
voilà l’évasion de l’évasion : trouver cet instant où « il ferait bon mourir« . vaincre la nuit en consentant à s’y donner tout entier. dominer le vertige en y plongeant volontairement. gagner parce que l’on s’avoue vaincu.
c’est comme ça qu’on apprivoise la question : par l’abandon. admettre son échec. ou, à défaut, l’oublier. exactement de la même façon que dans l’acte d’écriture. faire fi de tout ce qui bouge autour. le monde. les questions. tout ce qui n’est pas l’acte en train d’être fait. dans l’amour comme dans l’écriture. se plonger pleinement dans l’instant. faire corps avec l’intensité. autrement dit :

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par hasard je tombe sur des extraits d’un poème de Breton :
« L’étreinte poétique comme l’étreinte de chair
Tant qu’elle dure
Défend toute échappée sur la misère du monde »
à quoi j’ai envie d’ajouter : et sur la misère d’exister.