j’ai un peu menti l’autre fois en disant que c’était simplement par le corps que le narrateur de Solénoïde oubliait ses questions. ça m’arrangeait de penser ça. mais je n’étais pas dupe. je savais que c’était un peu plus profond. s’il oublie ses questions, c’est aussi et surtout par l’amour. et plus que ça, par ce que l’amour peut créer de plus insensé : un nouvel être humain.
j’ai lu Le phénomène érotique de Jean-Luc Marion cette semaine. j’ai lu en même temps d’autres livres sur l’amour. j’en reparlerai peut-être.
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dans un film d’Arnaud Desplechin qui s’appelle Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle), Paul, le personnage principal, offre Les Prolégomènes à la charité de Jean-Luc Marion à Esther, son amoureuse depuis dix ans dont il ne cesse de se séparer. Esther elle s’en fout un peu de Jean-Luc Marion. mais c’est comme ça.
les images de cette note viennent du film. parce que dedans on y parle d’amour et de désamour. et qu’il y a ce clin d’oeil à Marion. entre autres.
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parfois je lis les livres avec un peu d’anxiété. comme si leur lecture allait me révéler quelque chose de précieux. de crucial. je tourne les pages en espérant me voir confortée dans mes choix. ou en attendant de me voir indiquer la conduite à tenir sur une situation donnée.
je lis des livres comme on fait un tirage de tarot. avec superstition.
c’était le cas de celui-ci. j’attendais qu’on m’explique ce qu’était l’amour.
c’était stupide d’attendre ça. comme d’habitude. mais on se refait pas.
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l’enjeu de Marion avec ce livre était de montrer que l’amour précédait l’être. que pour être il faut aimer. et non le contraire.
j’ai trouvé ça très beau.
ce renversement de la raison. de la raison raisonnante. de la pensée comme centre de l’être. du je pense donc je suis. j’ai aimé ce je pense donc je suis subitement devenu j’aime donc je suis. c’était beau, séduisant, mais d’un ça m’aidait pas trop, et de deux, j’ai vite été déçue. pour plein de raisons. mais principalement pour les conclusions qu’il tirait de ses questions.
déjà la première. l’idée que pour faire durer un amour entre deux amants, il faut l’avènement d’un tiers qui n’est autre, pour Marion, que « l’enfant ». oui, il ne dit pas « un enfant », mais « l’enfant ». figure anonyme et sans visage. l’enfant-concept. celui que tu aurais voulu mettre dans mon ventre ?
quand il parle de cette étape il dit même : « le passage à l’enfant » et moi, à chaque fois je pense : « le passage à tabac ». c’est drôle comme expression. on passe à l’enfant comme on passerait à table. comme seule manière de garantir nos fidélités. notre amour. nos visages respectifs.
mais je caricature. comme souvent. plus que l’enfant, c’est surtout « la possibilité de l’enfant » qui importe. l’idée de se dire : « avec Jean-Paul, on veut un enfant ». car c’est cette possibilité qui permet de donner chair au « serment », autre concept de Marion, qui consiste en ce serment d’éternité que l’on se jure quand on est amoureux, quand on a dans la tête le « jamais d’autre que toi » de Desnos qui résonne.
mais, l’enfant non plus, comme toutes les autres tentatives de faire durer l’indurable, ne dure pas. alors il faut autre chose. car ce serait échouer que d’admettre l’impermanence ou l’incertitude d’un état. ça voudrait sûrement dire qu’il est pas vrai. pas réel. pas … phénoménal.
alors, cet autre-chose, ce sera pour Marion, ni plus ni moins qu’une fin du monde. ce n’est qu’à partir d’elle qu’il est possible de penser l’amour. évidemment. penser l’amour à partir de la vie, ce serait trop facile, trop prosaïque. pensons-le par la fin, mais pas de lui-même. mais des temps. tout simplement.
là encore, je ne vais pas mentir, c’est joli. de même que l’impératif érotique catégorique qu’il formule à partir de tout ça : « aime maintenant comme si ton prochain acte d’amour accomplissait ta dernière possibilité d’aimer. Ou enfin : aime à l’instant comme si tu n’en avais plus aucun autre pour aimer à jamais.« . il appelle cela : « l’anticipation escathologique ».
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c’est ça qui m’a gêné et qui me gêne dans une certaine philosophie (surtout celle qui flirte avec la théologie comme ici) : pourquoi faut-il toujours une fin des temps et les anges de l’apocalypse pour savoir se situer par rapport à l’amour ?
ça rejoint un peu la question de l’enfant : pourquoi ce malaise autour de tout flottement pour que seul un enfant puisse matérialiser l’amour de deux amants ?
c’est d’ailleurs pour ça, pour tout graver dans le marbre, que l’ouvrage finit avec Dieu lui-même. pour Marion, plus ou moins, je caricature toujours, ce n’est que dans l’expérience de Dieu que je fais l’expérience de l’amour. Dieu est meilleur amant que moi. y a qu’à voir comme il m’aime.
moi je veux bien, pourquoi pas. mais ça règle pas le problème de l’amour humain. et surtout : ça répond pas à mes questions. et ça prouve qu’encore une fois, on a beau commencer en critiquant la métaphysique, on finit toujours par avoir besoin de s’accrocher à quelque chose dont on se persuade qu’il ne meurt pas. jamais. comme Dieu par exemple.
alors oui, j’ai un peu l’impression de régler mes comptes. Marion est peut-être un prétexte. je règle mes comptes parce que j’ai l’impression que les histoires d’amour avec les philosophes finissent mal en général. comme avec Paul Dédalus. dans le film. avec eux, on se retrouve à espérer une fin des temps pour savoir si l’on s’aime vraiment. mais forcément, ça rate. car elle ne vient pas. la fin des temps. et sa seule pensée, même répétée, ne peut pas suffire pour avoir la certitude de vivre l’amour pour de vrai.
c’est comme ça qu’on finit par se demander, comme nous demande de nous demander Marion : « Comment avons-nous pu nous perdre et nous séparer, alors que nous nous aimions à ce point ? ».
c’est vrai. comment ?
elle fait mal cette question, pas vrai ? j’aimerais te la poser. mais tu finirais par dire des mots compliqués. car toi tu ne dirais pas : « moi aussi, tu sais, je t’ai aimée » mais tu dirais : « mon intuition, qui se déployait dans l’immanence de ta personne en situation de réduction érotique radicalisée, s’était arrimée à la signification que lui assignait ton visage ». et je dirais : « tu te fous de ma gueule ? ».
et on ne parlerait plus la même langue. et dans ma tête, comme un mensonge qui me rirait au nez, comme l’ironie de s’être aimés sans s’être compris jamais, il y aurait comme un relent de fin des temps, l’enfant et Dieu en moins. comme d’avoir tourné autour du pot pendant 300 pages pour finir par dire que l’amour c’est Dieu et puis un point c’est tout. comme ça, plus ou moins.
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depuis, heureusement, j’ai lu bell hooks et ses new visions about love. j’y ai compris ce qui m’avait tant gênée chez Marion. comme chez les autres. cette pensée toujours désincarnée. cet amour-sentiment où même la chair se fait morale, Dieu. un amour qui n’est qu’intuition + signification. un amour-vent finalement.
bell hooks m’a ramené vers ce que je savais, vers ce pourquoi on en est là, vers une réponse au comment : l’amour est une pratique. rien d’autre. l’amour se fait ou il n’est pas. qu’il soit amant, enfant ou Dieu. l’amour est une action chaque jour renouvelée. ça règle presque tout. et ça répond à la question.
j’en reparlerai peut-être. dans l’une des prochaines notes qui sera peut être la suite de celle-ci. car je pense et tourne autour de l’amour. j’y réfléchis. j’essaie de comprendre. d’apprivoiser sa pratique quotidienne. de digérer aussi les anciennes.
c’est important. même Marion le dit :
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alors voilà, c’est ça. je fais ma contre-enquête et avec ce que je trouve je fais des poèmes. pour ça, peut-être, un jour, je découperai 7 ans de lettres. ça sera mes Birthday letters à moi – la tête dans le four et une célébrité volée en moins.
je cherche et en cherchant je suis comblée car j’ai au moins « l’assurance d’un passé » et celle d’avoir éprouvé le serment, ce désir d’éternité. presque celui d’avoir voulu l’incarner dans « l’enfant ». c’est dire. c’est déjà beaucoup. c’est tellement.
« Puisque nous avons fait l’amour une fois, nous l’avons fait pour toujours et à jamais, parce que ce qui a été fait ne peut pas ne pas l’avoir été ; et cela plus que tout. Amant une fois, je le reste pour toujours, car il ne dépend plus de moi de ne pas avoir aimé – autrui témoignera toujours, même si je le dénie, que je me suis fait son amant.«
d’ailleurs, et c’est sûrement là que la présence de Marion dans le film de Desplechin n’est pas qu’anecdotique car Comment je me suis disputé finit exactement sur cette idée avec ces mots :
« Depuis sa rupture avec Esther, Paul était hanté par l’idée qu’il ne l’avait jamais connue. Esther avait juste occupé pendant dix ans une place qui lui préexistait et qui lui survivrait. Ce cynisme involontaire lui semblait ruiner dix ans de souvenirs amoureux ; il n’avait donc aimé que lui-même.
“Je t’ai changé”. Avec cette seule phrase, Sylvia avait su lui rendre Esther, rendre Paul au monde.
Bien sûr qu’il pouvait connaître autrui puisque autrui le changeait.
Peu importait son aveuglement. Sylvia qu’il n’avait jamais vu qu’une dizaine de fois lors de rendez vous clandestins, Sylvia que sa discipline adultère le forçait à ignorer les rares fois où il la croisait en compagnie de Nathan, Sylvia avait suffit à le changer. Il se souvenait effectivement quel parfait imbécile il était avant qu’elle ne l’apprivoise. Si un tel miracle avait été possible avec un amour aussi ténu, c’est donc qu’Esther elle avait dû le changer du tout au tout. Aujourd’hui il la quittait mais il laa portait en lui d’une manière indélébile. Il serait toujours désormais Paul qui fut dix ans avec Esther. Le vieux Paul était mort. Il ne vivait donc pas pour rien.«
ne pas vivre pour rien. et pour ça : aimer.
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tout est à garder. on ne sait jamais : je pourrai réussir à en découper un centimètre pour en faire un poème.
comme j’ai collé récemment : « merci à l’amour d’avoir été sans nous voir // je peux maintenant rentrer dans mon soir / avec dans mon sein / la vérité d’un promis non-tenu ».
voilà. merci à l’amour et merci à l’adieu.
Jean-Luc Marion dit quelque part : « Les amants accomplissent leur serment dans l’adieu ».
tu vois, c’est merveilleux. on a gagné. on l’a fait. l’accomplissement du serment. c’est déjà ça. peu importe le reste.
being sad is not a crime.
générique.
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