Faute de temps et, souvent, de choses intéressantes à dire, je trie plus volontiers désormais les livres dont je parle. Les choses qui me tombent des mains ou me laissent indifférente ne feront plus l’objet de quelques lignes comme ça a pu être le cas dans la version 2020 de ce journal.
Auteurs évoqués (2021) : Glissant, Calvino, Steinbeck/Dautremer, Whitman, Williams, Melville, Pinson, Bocholier, Gleize, Asimov, Chavanne

Février 2021
Esthétique de la brise, de l’enfant comme passeur et intercesseur entre le monde naturel et l’adulte ; un dire d’une substance et présence non-humaine et même non-vivante : pure héccéité d’un air frais à l’odeur de lilas.
Et un poème-postface où la neige permet l’éloge de l’attention : « Par l’attention, j’entre dans l’infini présent. C’est le lieu de l’évidence comme la trace d’un pas sur la neige. (…) Comme la neige, l’attention dessine l’espace de l’avènement. Ici, le pas est toujours le premier, l’avenir n’est pas une perspective, c’est une continuation ; tout se lie, se noue, procède d’une origine incessamment sensible. »
« Appuyés à la faveur de l’attention plutôt qu’ancrés en un lieu ou attachés à lui (…) nous sommes livrés sans peur à l’inconnu, à un inconnu qui n’égare ni n’effraie mais se propose à nouveau comme une promesse. Ainsi fait encore autour de nous la neige qui s’étend. Et cette promesse, c’est celle, pour moi d’une parole ; une parole qui n’est pas toujours en rapport avec ce que j’écoute ou regarde – un bouvreuil, une trace de pas – mais qui l’est souvent. En s’appuyant au réel, le regard ou l’écoute attentifs ont créé en moi cet espace qui est du temps si pareil à la neige. Quelque chose peut advenir qui sera vivant. »

Février 2021
J’en ai fait une recension pour Zone Critique que vous trouverez ici : « Parce qu’il y a du vent »

Février 2021
Ça m’a rappelé Guerre et Paix car Hari Sheldon c’est un peu le Koutouzov du futur en version psychologue. Même chose chez ses successeurs : « Quand ce sera moi le patron de cette Fondation, je ne ferai rien. Mais alors, ce qui s’appelle rien. Et c’est ça le secret de cette crise ».

Février 2021
« IL FAUT CONSTRUIRE DES CABANES / OUI, NOUS HABITONS VOS RUINES, MAIS. / OUI, CECI EST UN PROJECTILE. / J’UTILISE POUR ÉCRIRE LES ACCIDENTS DU SOL. / ALLER VERS UN ARBRE. / LA POÉSIE N’EST PAS UNE SOLUTION. / BOIRE UN OISEAU. / NOIR ÉCRAN. / MANGER UN POISSON DE SOURCE. / FAIRE POUSSER DES RONCES. / TROUVER ICI. »
« Quand on apprend à parler on commence des phrases, on lance des mots. Parfois elles se cassent, parfois ils tombent. On ne fait rien ensuite pour tout recoller dans l’ordre. L’enfant regarde sur le sol tous ces fragments cassés et il les replace à partir de quelques désirs. (…) La grammaire nous fatigue, elle capte l’énergie, il faudrait plonger à la verticale dans le dictionnaire comme dans un puits. Un jeu d’enfant en territoire hostile (société, production, commerce, banques). Maintenir l’absence de réponse, ou les fausses réponses, ou les réponses à côté (poésie). »
La langue était belle sauf quand elle se fait croire qu’elle ne s’adonne pas elle aussi au « stupéfiant lyrique ». Car si « cet enfant est un enfant, ce chien est un chien, ce jardin un jardin, et cet arbre un ou deux arbres ou bien moi » et qu’on observe seulement l’écorce, la rouille et les ronces, on le fait malgré tout avec l’envie inconsciente d’y voir pousser des roses.

Janvier 2021
Je l’avais lâché en juillet dernier, incapable de lire sans somnoler autant qu’effrayée de m’enfoncer dans les dédales de l’esprit d’Achab.
Malgré un état moral plus florissant, cette lecture n’en fut pas forcément plus évidente. Je ne suis pas trop roman-à-descriptions. C’est géant, entendons-nous, la façon dont toutes servent d’appui à des considérations morales (bienvenue au pays de la physiognomonie des cétacés) et, plus généralement, entretiennent le mystère lugubre autour des cachalots et, de la pire bien sûr, l’affreuse Moby Dick. Géant aussi l’intertexte biblique – sublime – la réflexion, sous-jacente, sur la lutte du Bien et du Mal – dont les frontières entre l’un et l’autre flottent comme navire sur la mer – et la damnation de l’âme dont un premier malheur condamne l’existence à le revivre encore. Géant enfin la fin où les frontières s’estompent : « Est-ce qu’Achab est Achab ? Dieu… est-ce moi ? ou qui est-ce qui me lie les bras ? ». Géant donc mais comme tous les romans géants parfois délicat à avaler.

Janvier 2021
On poursuit la lignée poésie américaine avec le classique de Carlos Williams. On y découvre la fusion de l’homme et d’une ville – ici, Paterson au New-Jersey – dans une double capture où l’un et l’autre deviennent ensemble la ligne de leur rencontre.
Poésie narrative savamment montée et agencée, sans cesse interrompue par différents procédés de collage – extraits de journaux, correspondances, poèmes, etc. Je ne peux malheureusement pas restituer la richesse formelle de l’ouvrage – la 4ème de couverture parle à ce propos de la recherche d’une prosodie visuelle – mais, voilà quand même, arrachés à leur terreau d’origine, quelques extraits :
« Chante-moi un chant qui rende la mort tolérable, le chant d’un homme et d’une femme : l’énigme d’un homme et d’une femme. Quel langage étanchera notre soif, quels vents nous emporteront, quels orages nous soulageront après nos défaites sinon ceux du chant sinon ceux du chant immortel ? »
« Disons qu’en moi / deux femmes cohabitent // L’une vient des forêts elle / tient du sauvage / et de la T.B. / (une cicatrice sur la cuisse) // L’autre – pleine de désir / vient d’une très vieille civilisation / – elles proposent toutes les deux la même chose / de manière différente »
« Brise le monde, éparpille-le !
– si je pouvais le faire à ta place –
Brise le vaste monde
matrice fétide, dépotoir !
Qui n’est pas une rivière ! pas une rivière
mais un bourbier, un . marécage
qui sombre dans l’esprit ou bien
est-ce l’esprit qui y sombre, un ? »
« Nous ne savons rien et ne saurons jamais rien
sinon
danser, danser sur une mesure
à contre-point,
Satyriquement ce pied tragique. »
Extrait long ici.

Janvier 2021
Il existera un monde où j’aurai le temps du disposer du mien et d’écrire toutes les critiques qui trottent dans ma tête. Ce monde s’appelle sûrement : les grandes vacances d’été. Revenez dans les parages à ce moment-là !
Car si critique il doit y avoir, c’est que Whitman et moi, on s’est franchement bien entendu. Comme moi « amoureux de tout ce qui croît à l’air libre », Whitman est le poète-camarade dont j’avais besoin au moment de cette lecture.
La poétique de Whitman est une poétique de l’adresse – au lecteur ou à l’âme, au choix selon l’heure ou l’envie – susceptible d’inviter le plus morose des êtres à aller sur les chemins – fussent-ils du souvenir – éprouver par les pieds le bonheur d’être sur terre. La vie y est un départ perpétuel, placée non pas sous le signe de l’ombre de la mort que l’on découvre, par exemple, chez Dickinson, mais sous le signe des adieux que s’adresseraient deux frères-amis avant un voyage plein de promesses. C’est sûrement pour ça que ça a si bien marché : j’avais besoin de faire venir à moi cette grande Camaraderie, bien plus Dehors qu’Altérité, quelque chose dans quoi me fondre et m’oublier.
Je frapperai bien les chantres contemporains de « la poésie du commun » – aussi illisibles qu’inintéressants pour le « commun » – avec les quelques sept cent pages de cette édition. Voici ce qu’est – et doit être – une poésie du commun : poésie de la masse – et non des individus atomisés cherchant à faire illusion d’ensemble – qui chante l’émancipation et la solidarité sur un fond d’espérance et d’hédonisme – non celui, stupide et aliénant, d’un individualisme libéral, mais celui, de la rencontre et de l’errance, hédonisme de la spontanéité qui, en plus de murmurer « i would prefer not to », ajoute « and i will walk and drink instead » ; érotisme – fusion dans un monde érotisé – et foi s’y croisent, s’y répondent et accroissent, chacune, la puissance de l’autre; enfin, poésie du commencement, celui-là même tant décrié par les poèto-poètes du commun. Aujourd’hui, on préfère attendre la fin. Voilà pourtant comment meurent les mondes et les êtres : en oubliant que c’est dans cette adresse au voisin immédiat – humain ou écureuil – dans ce début, naïf il est vrai, de fraternité consommée, qu’apparaissent les poèmes et les mondes.
Car quand la fin approche ne subsiste qu’une question : « Ô livres, ô chant ! le résultat final n’était-il donc que cela ? / Fallait-il tout simplement arriver à ce commencement de nous ? – cela suffit, mon âme, pourtant ; / Mon âme, nous aurons fait apparition positive – c’est suffisant. »
*
« Non ! tout marche vers l’avant, tout s’en va vers le large, rien ne s’effondre / Mourir ne ressemble pas à ce que vous ou moi supposerions, c’est une chance »
« Toutes ces pensées ont d’ailleurs toujours été à tout le monde depuis l’origine, en cela rien d’original, / Si celles ne sont pas vôtres comme elles sont miennes, c’est qu’elles ne valent rien, absolument rien / Si elles ne sont pas l’énigme et la clé de l’énigme en même temps, c’est qu’elles ne valent rien, / Si elles ne sont pas aussi familières qu’étrangères, eh bien c’est qu’elle ne valent rien du tout. // Voici de l’herbe ordinaire comme on en trouve partout où il y a de la terre et de l’eau, / Voici de l’air ordinaire comme l’air simple qui baigne notre globe. »
« Je n’admets pas qu’il y ait de plus grand ou de plus petit, / Ce qui occupe pleinement sa place a la valeur parfaite. // Mon frère, ma sœur, vous sentez-vous jalousés, agressés ? J’en suis navré, moi personne ne me jalouse ni ne m’agresse, / Pour moi tout se passe dans la paix, je ne sais pas ce qu’est une récrimination. / (Quel rapport avec cela ?) // Une somme de choses accomplies, une inclusion de choses à être, voilà ce que je suis. »
« Ô perplexité, nœud triple, mare sombre à l’eau profonde, qui s’illumine, qui se dénoue ! / Se hâter là où suffit l’amplitude d’air et d’espace ! / Absoudre les anciens liens conventionnels, vous les vôtres, vous de mon côté ! / Découvrir une nonchalance inouïe, suprêmement naturelle ! Débâillonner la bouche ! / Sentir à tout moment, aujourd’hui, sa propre plénitude satisfaite. // Avoir envie d’invérifiable ! de transes ! // Inexorablement fuir les ancres, les attaches ! / Foncer libre ! aimer libre ! intrépide et casse-cou aller de l‘avant ! »
« Pieds sûr, cœur léger, j’attaque la piste ouverte, / Suis libre, en bonne santé, le monde est devant moi, / La longue piste brune s’étire où je veux qu’elle me conduise. // À partir d’aujourd’hui je n’attends plus la bonne fortune : la bonne fortune c’est moi ! (…) Pour moi la terre me suffit, / Pourquoi voudrais-je les constellations moins éloignées ? / Elles sont où elles doivent être, j’en suis sûr, / Conviennent à ceux qui les habitent. »
Un plus long extrait ici

Janvier 2021
J’avais oublié à quel point ce roman était absolument horrible de tristesse. Chaque page était une torture, j’en ai pleuré des heures.
Bon, c’est sûrement moi le problème, disons-le. J’ai l’émotion facile. Vieux chien. Vieil homme. Ce simple combo suffit généralement à me faire verser une larme quand j’en croise dans la rue.
Là, bien sûr, on est à un autre niveau. C’est la misère sociale dans son déni et sa tentative vaine et désespérée pour s’accorder quelques rêves d’un demain, d’une maison et d’une famille – le tout, bien sûr, en pièces rapportées, haillons d’espérance et de solidarité.
La mise en illustrations de Dautremer est somptueuse et fait varier (je pense ici au concept de Kundera sur la variation-hommage) l’oeuvre originale ; en couleurs, en nuances, en gestes-croquis et en des styles infinis, elle donne toute sa puissance au texte steinbeckien – ajoutant, ainsi, des larmes à mes larmes.

Janvier 2021
Cosimo aime le monde et s’en va vivre dans les arbres. Jamais il n’en descendra.
Calvino aime les contes et s’y donne à coeur joie : hommage aux Lumières – à Diderot à Voltaire – c’est l’enfance comme roman – le roman comme enfance – la morale relative et l’absence de fondements.
Avant le perspectivisme cosmique qui l’animera plus tard, il était le temps des arbres où la simple ascension dans les branches d’un orme était un oeil nouveau porté sur le monde.
Une critique bientôt.

Décembre 2020/Janvier 2021
Bien commencer 2021.
Quelques bases en pensées rhizomatiques sont requises pour naviguer sur les eaux de Glissant. À part ça, bon voyage et bon vent (comme disait feu Georges Pernourd) car c’est une ontologie du départ perpétuel qui vous sera présentée.
L’errance y est vocation et toujours plus nécessaire car elle fait reculer les tentatives de filiation autant que les clôtures de la pensée de la parole de la maison.
La Relation y est identité, non en tant qu’elle serait une exaltation de l’Autre comme garant de moi-sujet (cc Levinas), mais comme conscience de la totalité, de la relativité, du chaos-monde et de l’absence totale de légitimité en matière de penser, d’être et de circuler (et pire bien sûr de conquérir).
D’elle découle une écologie de la Relation, qui pense la planète non comme un Territoire (à sauver à garder) mais comme un lieu de vie où vivent aussi des hommes, eux aussi menacés et dont la survie est sûrement plus pressante que celles des koalas, aussi mignons soient-ils…
C’est une pensée d’équilibre et de finesse qui ne se vit que lorsqu’elle a compris que l’opacité était aussi bien son moyen que sa fin ; le refus de la transparence qui proclame le non-réductible comme essence de la liberté – donc de la Relation.