
*
ça fait un mois que j’accumule des notes et des idées pour divaguer sur l’intelligence artificielle, sur la possibilité que notre vie serait une simulation, sur toute cette flopée d’idées qui va du Boson de Higgs au Paradoxe de Fermi.
ça fait un mois et rien ne vient.
je dis ça fait un mois mais ça a dû faire trois heures en tout dans tout le mois.
soyons honnête. en matière d’écriture en ce moment, il ne sort rien de moi à part des poèmes qui disent beaucoup parce qu’ils ne veulent rien dire.
des poèmes qui disent par exemple : « nos désirs ne sont que la moitié de nos caprices ».
je dis des poèmes mais en fait c’est deux poèmes en tout dans tout le mois.
ça fait un mois que comme d’habitude le temps passe en une semaine. un mois que j’ai l’impression de perdre pied même si je marche sur les mains.
ceci n’est pas qu’une métaphore : je me suis foulée les deux chevilles ou plutôt mes deux chevilles se sont foulées, fatiguées par ce rythme faussement rempli, faussement léger, ce rythme à contre temps, que j’essaie de leur imposer.
ça fait un mois que j’ai envie de poster cette note. que j’ai même essayé de la faire écrire par ChatGPT. histoire de voir ce que ça donnerait. un mois que ça ne donne rien. rien de plus que tout ce qui se passe en ce moment : un fluide qui m’échappe des mains, s’étend sur mes pieds et me retient au lit.
pourtant, si je continue à être honnête, il y a eu, au-delà de la beauté et des humains, choses non négligeable qui peuvent parfois justifier à elles seules le fait d’aller bien, il y a eu d’autres choses réjouissantes ces dernières semaines.
notamment la finalisation de l’écriture du spectacle que je vais jouer cet été et ma reprise de l’espagnol, par la traduction de poèmes de Pizarnik et la composition de deux ou trois chansons naïves, pour continuer à progresser, se dire qu’il y aura un après, que cet après aura la forme d’un voyage, que ce voyage sera un avant, et que de cet avant à un autre après, il y aura l’écriture, qu’elle soit spectacle, livre ou musique, qu’il y aura donc la poésie, et que donc il y aura moi, Camille Sova, celle qui n’a pas les pieds cassés, car elle n’a que ses ailes.
voilà. comme toujours, sans que je n’y puisse rien, il y a eu et il y aura encore, de l’espoir, à ne pas savoir quoi en faire.
et oui, aussi, la beauté et des humains, la beauté des humains, et des nuits, des âmes qui m’entourent, me veillent, me font. des temps si précieux que même au fond du fond de toute mon apathie je sais que je ne pourrai jamais rien faire d’autre que d’aimer la vie, même si c’est juste de toute ma haine de moi-même parfois, de ne pas savoir l’aimer assez.
trop aimer la vie. quitte à me fouler les pieds, le moi, le sel. trop aimer la vie. quitte à me haïr moi-même.
*
il y a bientôt deux ans, j’ai traversé une période de plusieurs mois où j’étais ravagée (j’ai du mal à trouver un terme plus adéquat) par l’angoisse. un peu l’angoisse en majuscule. qui allait de la sensation de ma propre conscience à celle de l’infini entourant la Terre. un truc un peu méta à la Rick et Morty, mais sans le côté marrant. de l’angoisse pure qui n’avait pas de fond et surtout pas de fin. la chute dans le vide. sans mains.
je me souviens du jour où ça a commencé.
je repensais à ces sensations que j’avais parfois enfant. quand j’ai pris conscience de ma propre conscience. que j’ai découvert que je pensais à l’intérieur de moi et que j’étais la seule à faire cela en moi. je suis moi et pas autre chose. et je suis seule à être moi. découverte de l’ipséité et du solipsisme en même temps, dans une sensation très immédiate, brutale. c’était entre grisant et douloureux. c’était le vertige pur. déjà à cet âge-là j’avais compris que si je regardais trop longtemps cette sensation, je perdais pied et j’avais peur. ça tremblait en moi. alors j’ai vite laissé ça de côté. puis j’ai grandi et joué avec mon cerveau d’autres façons, mis tout ça sous des liquides, des fumées, des produits. plus pensé à ça plus de dix secondes d’affilé. comme un pacte passé avec moi-même.
puis c’est revenu. sans prévenir. et ça a pris la forme des trous noirs. de l’hypothèse de la simulation. d’angoisses morbides car existentielles. comment savoir. comment savoir que c’est réel. et que quand je dis c’est réel je veux dire moi. comment savoir que je suis réelle. comment savoir que c’est pas un jeu. comment avaler le délire de vivre sur une planète qui flotte dans un truc noir et infini. qui flotte dans du vide. c’est quoi ce délire sans déconner. ça a quel sens d’être conscient de ça. pourquoi on nous fait ça. etc. etc.
les poèmes que je collais à cette époque reflète bien ce trouble.
par exemple dans un bout d’un poème appelé « ultravide » ça dit :
« au milieu tout est plein d’huile
dans la chambre le navire s’annule
la voile est un oiseau privé d’oxygène
elle ne pouvait pas extraire l’air sans contamination
quelque soit sa température l’idée est plus dense ».
c’était long. je tombais, ça ne s’arrêtait jamais.
c’est pour ça mes délires sur Solénoïde. tout ça est arrivé en même temps.
ça a duré des mois. je suis tombée jusqu’à toucher le fond du vide. où j’ai vécu un peu avant de comprendre que je n’avais pas d’autres choix que d’y faire ma maison.
alors je m’y suis installée. et c’est passé.
comme tout. toujours.
dans une note publiée ici qui s’appelle « s’évader du plan d’évasion » je parle un peu de cette période et de l’alternative que j’avais trouvé à l’angoisse : la chair. oublier par le corps que l’esprit parle trop fort. et à force de l’oublier, le faire taire.
je ne crois pas avoir trop changé de stratégie depuis.
mais si quand même. un peu.
à force d’oublier et de faire taire, un jour j’ai dit : qu’importe. les raisons, le vide, le sens, la direction. qu’importe.
la vie est. je suis. ça est. et ça suffit. j’ai comme haussé les épaules face au vide. comme dit qu’importe dans un trou noir. et les questions ont arrêté de m’harceler.
*
il y a quelques semaines, j’ai regardé une vidéo qui s’appelait : « L’ICEBERG de l’HORREUR EXISTENTIELLE : 42 Théories Dingues et Flippantes sur la Réalité ».
typiquement le genre de vidéos qui m’aurait effrayé avant.
j’y retrouvais tous un tas de théories sur l’espace, le temps et la réalité, qui maintenant me fascinent, m’enivrent de la bonne façon.
je passe sur ces théories car j’ai plus le cerveau disponible pour écrire sur tout ça.
simplement, ce qui continue à résonner aujourd’hui est la présence dans cette vidéo, au sein des théories les plus effrayantes selon l’auteur, de l’Éternel Retour.
l’Éternel Retour vient de la philosophie indienne. d’après elle, la vie est soumise à un cycle infini : tant que l’être n’atteint pas le salut, la réincarnation succède à sa mort. dans tout ça, l’Éternel Retour, c’est un peu le bâton pour avancer. le bâton qui dit : il faut quitter le samsara, la roue où tout revient, tel est le but de l’existence. quitter la roue où tout revient. où tout n’est que souffrance. et pour ça : vivre une vie spirituelle, suivre l’enseignement, chercher le salut, autrement dit : chercher la fin de l’Éternel Retour.
chez les stoïciens, l’Éternel Retour est pensé comme le moyen de résignation ultime face à l’existence. je ne peux tellement rien changer à l’ordre du monde que cet ordre revient éternellement, pareil à lui-même, éternellement de retour, éternellement hors de ma portée. tout est nécessité, je n’ai rien à faire qu’accepter.
chez Nietzsche enfin, l’Éternel Retour est plutôt un exercice de pensée qui vise à investir la vie pleinement. un peu comme un impératif catégorique. vis chaque instant comme s’il devait éternellement se reproduire. la vie est absurde, raison de plus pour lui sourire, pour l’éteindre, pour la vivre. c’est une acceptation active de l’absurdité. une acceptation qui dit : il faut chercher la fin de la fin de l’Éternel Retour. s’évader du plan d’évasion.
j’avais formulé à la fin de toute la période mentionnée plus haut mon impératif à moi. je n’y voyais encore pas le lien avec l’Éternel Retour, mais en fait si. c’est plus ou moins la même chose.
ça ressemblait à ça : vis de telle sorte que si un giga trou noir avale toute ta galaxie maintenant tu ne sois pas trop déçue à l’idée de mourir.
et ça a marché.
transformer le vide en plein. transformer l’absurde en raison d’exister.
moyen trouvé pour ça : vivre des instants « où il ferait bon mourir » (Calaferte).
transformer le temps en une succession d’instants.
et le trou noir devient puit de lumière.
*
comme toujours, c’est très différent de lire ces idées chez d’autres et de les vivre en soi. en soi ça prend des mois à transformer. il faut se battre. lutter contre l’ange.
une fois que c’est là, j’ai l’impression que c’est incorporé, fondu dans l’esprit, que ça tient, que c’est solide.
alors peut-être, oui.
c’est comme ça qu’on finit par s’abîmer le corps. comme ça qu’on finit par vivre tellement vite qu’on se retrouve parfois allongée sur le sol à regarder le plafond en essayant de synthétiser tout ce qu’il s’est passé en quatre semaines. 672 heures avalées en une bouchée. mais si un giga trou noir avale ma galaxie maintenant, etc, etc.
*
alors en moins : un mois et deux chevilles.
mais en plus : la conscience d’avoir vécu avec les trous noirs. d’avoir vécu avec et surtout d’avoir vécu comme.
désormais, j’avale moi-même ma galaxie.
*
Pauline dit : ici c’est la tox-detox.
c’est vrai.
j’alterne les soirs de rhum avec des jours de thym, de pissenlit, de romarin. avec des jours où tout est bon pour me faire croire que non mon corps ne subit pas ce rythme. que non mon intérieur ne vieillit pas plus vite que moi. que non tout ça ne compte pas.
aujourd’hui je mélange les trois.
ce sera thym, pissenlit et romarin.
c’est dire ce que l’intérieur a avalé plus tôt.
un jour mes organes feront ce que les orques font aujourd’hui contre les bateaux.
ils se ligueront contre moi. me renverseront. une nouvelle fois.
tox-detox : éternel retour du corps contre lui-même.
*
je me suis rendue compte ce soir qu’il peut désormais se passer parfois plusieurs semaines sans que je pense à lui une seule fois.
du style trois ou quatre semaines peut-être. ce qui veut dire a l’allure du temps : deux jours. mais quand même.
ça m’a rendu un peu triste.
j’ai regardé notre dernier échange. il datait, à quelques minutes près, de deux mois exactement.
j’avais commencé comme ça : « Toi Geoffroy de Lagasnerie t’en penses quoi ? ».
un échange. et depuis, rien.
le temps passe sur la présence. défait l’existence d’une vie qui vécut dans la mienne, au point qu’à la fin il ne reste plus que quelques sédiments de celle-ci qui vécut pourtant dans la mienne.
plus que quelques sédiments.
réminiscences, constellations involontaires.
sable que je fabrique et voudrais retenir un peu.
mais il n’y a plus d’instants. donc le temps l’emporte. donc le temps emporte. il efface, annihile. il broie.
des semaines passent sans que je pense à lui et je comprends : s’il n’y a plus d’instants, il n’y a que le temps.
s’il n’y a que le temps, il n’y a rien que l’on puisse faire contre un trou noir.
ne reste à la fin que du sable dans une main ouverte dans un courant d’air.
*
« Le centre est partout » dit Nietzsche.
et je pense à ce que je disais dans « ciao bye bye ». mon histoire de multicentrer l’existence. et de l’amour et l’amitié. me dit qu’on tombe d’accord.
et je me dis : cool. qu’on tombe d’accord.
*
le chèvrefeuille fane aussi vite que mes silences, mon inertie et la pression du vide.
je suis absolument incapable de savoir si c’est une bonne nouvelle ou pas.
ni pour le chèvrefeuille ni pour moi.
c’est juste là et comme le reste ça dit : « tout part, tout revient ; éternellement se rebâtit la même maison de l’être ».
j’espère que cette période bizarre prendra fin bientôt. j’espère que publier cette note sera un moyen d’ouvrir quelque chose d’autre. au moins une nouvelle note.
j’espère reprendre un peu ma vie en main.
je ne veux pas me faire voler l’été par la pire version de moi.
même si cela supposerait de savoir qui elle est. la pire version de moi.
celle qui a peur des trous noirs ou celle qui se comporte comme eux, qui avale de la lumière à pleine bouche, qui aspire tout ce qu’elle peut, vents, humains et flux ?
qu’importe, dis-je à la face du vide.
tox.
detox.
éternellement se rebâtit la même maison de l’être.
je suis un trou noir assoiffé de lumière.
éternellement.