j’écrivais dans la précédente note : « c’est précaire, c’est fragile, c’est compliqué, et ça paraît si souvent absurde, mais c’est cet amour que j’ai choisi, ce chemin où nous sommes si souvent tentés de sauter dans la mer plutôt que de continuer à marcher dans le sable. ».
c’était il y a moins d’un mois et depuis tu as décidé d’arrêter de marcher dans le sable et tu n’as pas seulement sauté dans la mer, non, tu m’y as jetée aussi, au milieu des rouleaux, le diaphragme coincé et du sel plein l’espoir.
c’est fini.
c’est comme ça.
j’ai terminé mon grand livre de l’amour et presque le même jour tu as dit : « c’est fini ».
ça fera une bonne anecdote pour la quatrième de couverture quand il paraîtra d’ici deux ou trois ans, quand j’aurai sûrement vécu d’ici là une ou deux ruptures de plus – et que j’aurai tristement, là encore comme toujours, survécu.
ça fait deux ans que la plupart des notes de ce blog t’étaient adressées.
c’est drôle, car je crois que comme le reste, souvent tu ne les lisais pas. mais l’exercice me plaisait. l’adresse est bien souvent prétexte. c’est un moyen de s’abstraire de la solitude nécessaire à l’acte d’écrire. un palliatif au soi : je ne suis plus seule puisque j’écris à l’autre. c’est un mensonge-moteur car comme dit dans un poème du journal de la fiancée à la muse : « tu pensais qu’il fallait comprendre mais rien de tout ça n’est concret : le mythe est l’ennemi et le poème le mensonge. / entre les deux, il n’y a qu’un pauvre geste de la main à la tentative d’un coeur – trois fois rien. ».
un pauvre geste de la main à la tentative d’un coeur.
c’est ça l’écriture adressée.
trois fois rien.
*
dans la première des notes où je faisais référence à notre histoire, j’écrivais : « on dit je t’aime quand on s’aime, quand on boit, quand on espère. / on dit je t’aime en espagnol, on dit je t’aime en toutes les langues, on dit je t’aime pour les cailloux qui n’auront jamais des yeux la lueur et du cœur ces mots qu’on se jette comme des déclarations de guerre. ».
la première déclaration de guerre. les pupilles en forme d’armes, chargées.
c’était l’hiver comme aujourd’hui et l’ivresse qui ne me faisait pas peur car elle n’avait pas ton sourire.
toujours dans cette note, plus loin j’écrivais : « “avoir c’est mourir” et c’est le cas pour tout. / tout nous a été prêté et tout nous sera repris. tout y compris nous-mêmes. / peut-être pour mieux recommencer, peut-être pour simplement finir comme une épine sur un rocher. ».
je suis retournée où tout a commencé, j’y ai replanté mes valises peut-être faute de savoir où aller, peut-être parce qu’il y a ici quelque chose qui à nouveau m’appelle.
avec toi, il n’y aura pas de recommencement, nous finissons ici, épine sur un rocher et souvenirs eux aussi en formes d’armes, chargées.
depuis le début, je cultive cette philosophie de la finitude.
il y a même sur ce blog, une note qui s’appelle « toi » et qui ne parle que de ça, de la fin à venir.
par exemple, dans celle-ci je disais : « peu importe si la Terre n’est plus quand le soleil en aura fini de briller. / elle aura été et c’est déjà assez. / de même que nos amours. et tous ceux qui ne sont plus. / ce qui serait dommage serait de n’avoir pas été. / car une fois qu’on l’est tout est éternité. / peu importe si tout s’arrête dans une semaine. / ça aura été. / que ce soit pour une seconde ou pour dix vies. cela n’importe pas. / ça aura été et ça nous survivra. / avec ou sans la Terre. / avec ou sans nos mains. / ça sera là où gisent pour l’éternité les choses qui ont été. / les méduses par exemple. ».
cette lucidité toujours m’a protégée.
d’avoir connu la mort si jeune et de l’avoir apprivoisée.
puis de l’avoir vue, plus tard, envahir mon esprit, jusqu’à presque la folie.
et d’avoir dû une fois encore m’en faire une alliée.
tout ça m’a forcé à accepter dès le début que chaque début suppose sa fin et qu’il ne faut pas lutter quand celle-ci se présente.
il faut simplement, aller.
supporter un temps les rouleaux, bouffer du sable par tous les pores, jusqu’à que quelque chose finisse par passer.
quelque chose comme l’amertume d’une philosophie toujours plus théorique qu’éprouvée.
*
je suis vraiment satisfaite de ce nouveau recueil.
c’est une consolation que je m’offre au moment où j’ai le plus besoin de croire que je vaux quelque chose d’autre que rien.
il est fait de quatre parties, trois composées selon le même schéma (différentes voix/sources qui se croisent) et une dernière, le journal de la fiancée à la muse, faux journal en forme de poèmes.
les trois premières parties comportent des poèmes collés à partir de différentes sources : un manuel d’éducation des années 60 destinés aux jeunes filles (première partie), des magazines porno (première partie) ; le Banquet de Platon (deuxième partie), les lettres d’un ancien amoureux (deuxième partie) ; un manuel polyamoureux (troisième partie), le tout toujours traversé par des collages de conversations prises sur des forums, et d’autres poèmes, mi-collés, mi-écrits, qui raconte, à chaque partie, une histoire amoureuse différente, mais qui, en fait, plus j’y pense, est peut-être toujours la même histoire.
*
j’ai souvent pensé ma poésie comme une forme de divination. comme si parfois, mes vers me précédaient, presque m’anticipaient. comme s’ils me disaient : « voilà, c’est ça qui va t’arriver, es-tu prête ? », alors que moi, non bien sûr, jamais prête à rien, mais toujours obligée de faire semblant de l’être.
enfin bref.
avant cette rupture, j’avais choisi de placer le poème suivant en épilogue.
« la nuit nous offre tout à part demain
comme elle j’habite le monde en vague –
transitoire et suspendue
à des rencontres migratoires
personne ne me sortira des songes
j’ai une falaise pas une boussole dans la main
n’oublie pas
ce n’est jamais la fin toujours une fin
ce qu’on a gravé dans l’eau
reste là au fond de l’eau –
cette lumière
un chaos cristallin dans le regard
cailloux
oiseaux
impasses »
il dit tout ce que j’ai dit plus haut. ces histoires de finitude et ces histoires d’oiseaux. et moi au centre de ma seule existence, plutôt falaise que boussole, le nez dans la rivière en essayant d’y voir ce qu’on y a gravé : nos corps s’aimant jusqu’au fin fond de l’âme, cultivant par l’oubli l’espoir débile de vieillir ensemble.
le courant laissera la place à d’autres corps, à d’autres âmes.
il faut juste trainer dans la rivière ici glacée aussi longtemps qu’il le faudra pour pouvoir l’accepter.
*
je voulais faire le bilan de l’année 2024, mais la nécessité de penser à la suite m’en a jusqu’alors empêché.
c’est toujours cette nécessité d’improviser alors que je n’ai pas encore saisi quelle était la tonalité. ma vie ressemble à ça. du mauvais free jazz qui n’a jamais su écouter avant de jouer.
j’avais commencé à prendre des notes sur la notion de chaos car il me semblait que c’était elle qui traversait toutes mes notes de l’année, car toutes évoquaient ma difficulté à pouvoir m’anticiper, ma façon d’être toujours partout et donc nulle part, l’impossibilité de vivre autrement que dans l’instabilité.
je voulais creuser cette notion.
j’écrivais dans mon carnet :
« pour Deleuze, le chaos ne vient pas du désordre mais de « la vitesse infinie avec laquelle se dissipe toute forme qui s’y ébauche » ; il n’est pas « néant » mais « virtuel » où tous les possibles surgissent pour mieux disparaître ; c’est la naissance en même temps que l’évanouissement. ».
ou encore :
« je ne sais pas où est ma vie. cette phrase m’a sauté dessus comme ça arrive parfois. en parcourant Le Chaos et l’harmonie de Trinh Xuan Thuan, j’ai découvert qu’il existait dans la théorie du chaos des “attracteurs étranges”, des points où convergent un système chaotique. on les dit étranges car leurs propriétés sont fractales et leurs dynamiques imprévisibles. si mon chaos se dirige quelque part, je crois que c’est vers sa propre dissolution. mon attracteur étrange est peut-être paradoxalement ma recherche d’unité et de stabilité. c’est pour cela que tout toujours explose. parce que je crois qu’ailleurs sera Un. cette année n’a été que ça : un chaos généré par un besoin d’harmonie où oublier de vivre. ».
je me suis perdue à vouloir faire naître des réalités qui mourraient dans mes mains dès qu’elles y apparaissaient.
j’ai voulu construire et donc comprendre et donc arrêter le phénomène ou le mouvement pour pouvoir l’étudier.
et ainsi, je n’ai fait qu’errer.
du chaos au rien : big 2024 énergie.
*
nous avons commencé l’année ensemble, malgré le fait que la rupture était actée.
le 1er janvier, on était tous les deux, il était 8h du matin et tranquillement enlacés on se laissait halluciner, et j’ai dit : « en fait, c’est comme si j’étais nue plusieurs fois ».
cette phrase disait toute la vulnérabilité que je ressentais à l’idée d’être abandonnée, laissée là, défoncée, seule.
depuis, je me suis souvent dit, comme pour préciser cette première idée : « et c’est comme si aussi j’avais perdu ma peau ».
nue plusieurs fois mais en ayant perdu ma peau.
c’est ça que m’a fait cette rupture les premiers jours.
*
dans la dernière note, je disais avoir retrouvé mes yeux et mon horizon, malgré ton absence, malgré cette première ébauche de rupture.
c’est maintenant mon corps et ma peau que je dois retrouver et puis réhabiter.
je sais que je vais y arriver.
comme mon écriture, tout ça n’était que faussement adressé.
tout toujours dépasse l’autre, l’excède, mais pour aller où ?
ce sera peut-être le nouvel objet de recherche de ce journal, désormais sans toi.
il va simplement falloir trouver une nouvelle voix.
*
tout cette note s’est écrite autant comme un bilan de notre amour que comme un bilan de deux ans de journaux.
dans les deux cas, j’ai l’impression d’avoir tellement grandi, même si à la fin il n’y a que plus ce rien, qui selon toi constitue ma vie.
peu importe.
je crois pouvoir me dire que tout ça a existé avec beaucoup de vérité et je crois que c’est la seule chose qui m’importe : la possibilité de me reconnaître aussi bien dans une histoire, du début à la fin, que dans ce que j’écris, du début à la fin aussi.
alors merci pour tout et désolée pour le reste.
tout ça était beau parce que tout ça était vrai, et si la beauté est quelque chose qui donne de la joie, peut-être que la vérité est quelque chose qui donne de l’espoir.
générique.