
John Atkinson Grimshaw, Iris (1886)
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je tends un fil au bord de la rivière.
le fil est à l’image de celui qui me relie à la terre : il l’effleure à peine.
de quoi ai-je vraiment envie ? construire ou partir ?
d’une semaine à une autre une phrase en contredit une autre et ainsi de semaine en semaine et à toute vitesse.
ça a toujours été ainsi : j’ai toujours habité les contraires.
je regarde le fil et j’y mets tout mon équilibre.
rien n’a jamais été si fragile.
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je m’enfonce dans les bois.
le sapin a dit : tu as marché sur mes pieds.
j’ai dit : je me suis excusée.
il a dit : est-ce que tu penses que ça change quelque chose ?
j’ai dit : mais qu’est-ce que je peux faire de plus ?
il a dit : rien, à part ne pas l’avoir fait.
bien sûr, je n’ai rien répondu. j’ai continué à m’enfoncer toujours plus dans les bois.
à la tombée de la nuit, j’ai croisé Lucien.
j’ai tu l’histoire du sapin mais il a su l’histoire du quotidien – tendre et tendre ce fil, sans fin et pour rien.
il a marché un peu avec moi et il a dit : « tu sais, c’est toujours les mêmes colliers de nouilles que l’on offre en vain ».
j’ai pensé : il me l’avait pourtant déjà dit : « c’est ce qu’il y aurait de mieux : qu’il n’y ait là que des paroles ouvertes, perpétuellement ouvertes, et des annonces faites pour le vide, lui qui n’entend rien, et qu’il faut pourtant traverser jusqu’à faire l’écoute – c’est pourquoi il faudra écrire avec quelque chose de la nuit, d’une persévérance de nuit. ».
écrire pour le vide avec quelque chose de la nuit.
j’ai voulu lui dire : la forêt d’une certaine façon est ma nuit.
il a sorti le papillon de verre de son œil et il a dit : « l’enfance renouvelée ».
et j’ai pensé : ça aussi il l’avait déjà dit : « Je te donne mon enfance de nuit. Mon animal de nuit. »
puis il est parti.
j’étais seule avec les hêtres.
j’ai dit s’il vous plaît mais rien n’y faisait : ils ont dit non.
j’ai lâché l’affaire.
je suis retournée auprès du ruisseau où j’ai attendu que mon monde ne soit plus uniquement composé d’impressions qui ne touchent pas le sol.
comme rien ne changeait, j’ai fini par quitter le ruisseau pour trouver les oiseaux.
puis comme rien ne changeait, j’ai quitté les oiseaux pour ma propre voix.
entre le ruisseau, les oiseaux et ma voix : la même possibilité d’un hélicoptère.
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tu es cercle et moi triangle.
les angles me brisent quand tes choses circulent.
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« je voudrais être sous ta peau. »
l’araignée boit dans ma paume, juste derrière la brûlure.
sur les sentiers nocturnes en ce moment je croise des chiens. quand ils se croisent entre eux ils aboient très fort.
sur les sentiers nocturnes en ce moment je croise des spectres qui me suivent au réveil.
comprenez : la nuit est partie à la chasse, les cauchemars envahissent les jours.
entre l’araignée, toi et moi : la volonté d’une alliance.
moi aussi je voudrais être sous ma peau, juste derrière la brûlure.
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le livre de Lucien s’appelle Contre-nuit.
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Facebook m’informe d’un souvenir.
22 mars 2020.
la publication sur mon mur d’un extrait de Mille Plateaux de Deleuze et Guattari :
« Je n’ai plus aucun secret, à force d’avoir perdu le visage, forme et matière. Je ne suis plus qu’une ligne. Je suis devenu capable d’aimer, non pas d’un amour universel abstrait, mais celui que je vais choisir, et qui va me choisir, en aveugle, mon double, qui n’a pas plus de moi que moi. On s’et sauvé par amour et pour l’amour, en abandonnant l’amour et le moi. On n’est plus qu’une ligne abstraite, comme une flèche qui traverse le vide. Déterritorialisation absolue. On est devenu comme tout le monde, mais à la manière dont personne ne peut devenir comme tout le monde. On a peint le monde sur soi, et pas soi sur le monde. »
c’était il y a trois ans.
je me revois lire ça sur le fauteuil près de la fenêtre. j’habitais à Toulouse.
je revois les mouettes la nuit. les courants d’air dans les si grandes fenêtres.
je revois toutes les lignes qui se sont ouvertes depuis.
lignes de fuite non où fuir mais où faire fuir le monde.
par exemple : le feu est une ligne de fuite.
on ne peut pas fuir avec lui mais on peut y fait fuir le monde.
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j’avais oublié cette histoire de milieu chez eux aussi.
et ça m’arrange pas dans mes histoires de construction.
j’aime la ligne de hanche et le faites des cartes.
cartographie de moi-même à l’instant t : flottement nocturne entre bois et rocher.
entre deux arbres un fil, entre deux pierres un fil, entre deux hanches qui s’aiment toujours un fil.
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je veux bien être entre les choses. je le fais d’ailleurs assez spontanément. je me glisse doucement, ne fais pas de vagues. on m’en oublierait peut-être si mon rire ne résonnait pas si fort.
je veux bien être entre les choses mais comment être parmi elles ?
comment trouver ma ligne de chance.
ne pas oublier : trouver une ligne. pas la sienne.
ma ligne n’a pas à être. trouver une ligne où s’effacer pour pouvoir être.
oublier la racine et la branche. oublier le : « où allez-vous ? d’où partez-vous ? où voulez-vous en venir ? ».
ni partir, ni construire.
pousser ?
mieux : grouiller.
1
« L’arbre impose le verbe être, mais le rhizome a pour tissu la conjonction « et… et… et… ». Il y a dans cette conjonction assez de force pour secouer et déraciner le verbe être. »
arrêter de croire en l’unité. merci Facebook pour la piqure de rappel. cultiver le et de sociable et solitaire. le et de libertaire et romantique. le et de toutes les choses qui composent le fleuve de l’homme-fleuve.
cultiver ?
mieux : laisser faire tous les et.
2
« La distinction n’est pas du tout celle de l’extérieur et de l’intérieur, toujours relatifs et changeants, intervertibles, mais celle des types de multiplicités qui coexistent, se pénètrent et changent de place – des machines, rouages, moteurs et éléments qui interviennent à tel moment pour former un agencement producteur d’énoncé : je t’aime (ou autre chose). »
là aussi je me suis trompée. le dedans et le dehors : on s’en fout. ce qui compte c’est ce qui bouge et vit à l’instant précis où je bouge et vis de telle façon.
toujours écouter l’énoncé particulier que produisent les rouages qui s’activent en moi.
je suis touchée par eux comme par la pluie : je n’y ai accès que par la peau.
3
« Non pas arriver au point où l’on ne dit plus je, mais au point où ça n’a plus aucune importance de dire ou de ne pas dire je. »
4
« Écrire n’a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir. »
mais c’est précisément ce que je fais ici. je cartographie les territoires que je traverserai peut-être ou peut-être pas. ça non plus ça doit n’avoir aucune importance.
je ne suis ni au début d’un projet, ni à sa fin. je suis ici au milieu. espace de pure liberté. merveille où tout est rivière-mouvement.
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5h du matin. je me réjouis d’aller voir le lever du soleil et me rappelle qu’il pleut.
réussir à nouveau à dormir.
je mens quand je dis : « s’endormir n’effraie pas la lumière ».
j’ai sonorisé un nouveau poème.
je mets l’audio ici en attendant de l’habiller d’une vidéo-webcam-maquillage.
*
le monde brûle et je me sens toujours plus proche du feu que du monde.
le monde brûle et le fil qui me refile à la terre l’effleure à peine et pourtant et pourtant je souris si grand devant ce feu qui ressemble si fort à notre espérance.
dans un poème éphémère j’avais dit : « le combat sera mélancolique mais plein d’un chaos sublime ».
dans un poème éphémère j’avais dit et je n’en attendais pas tant.
du chaos, du feu et du nôtre.
c’est beau une forêt la nuit.
c’est beau un monde qui brule.
et c’est beau le fil d’espérance qui les relie ensemble –
et c’est beau le fil d’espérance qui nous relie ensemble .